mercredi 17 décembre 2014

glace


Les yeux fermés, je tentai de lutter contre la peur qui me paralysait, mes pensées fusaient dans tous les sens sans que mon corps ne puisse bouger d’un centimètre. Je ne pouvais qu’attendre, tétanisé par l’effroi, le dernier coup qui ne venait pas. Quand je me risquai à rouvrir un œil, je constatai effaré que la faux, ainsi que toute la matérialisation aqueuse se trouvait prisonnière sous la glace. Les yeux cristallisés de l’ondine me regardaient, le gel avait capturé son expression d’incrédulité, son étonnement, la présence dans mon esprit s’évapora.
De nouveau seul avec moi-même, une lueur d’espoir m’envahit, le combat s’achevait là.
C’était sans compter sur la ténacité de mon adversaire. Dans la brume environnante, l’élément ne manquait pas de ressources pour créer un autre corps, et cette fois, mon opposante se trouva être armée d’un simple fleuret qu’elle faisait danser dans ses mains, vraisemblablement habituée à manier un tel objet.
Sa première passe portée à l’épaule me déchira un bout de vêtement ; brandissant le bout d’étoffe au bout de sa lame, l’épéiste me regardait, un sourire provocateur sur ses lèvres d’opale. La seconde attaque visait ma poitrine, la femme se fendit de tout son long avec une vitesse et une grâce incroyable, néanmoins je parvins à bloquer l’épée avec mes dagues. Passant à l’offensive, je plongeai vers ma cible, évitant un coup porté avec une précision extrême entre mes deux yeux, malheureusement je fus obligé de battre en retraite quelques secondes plus tard sous la pluie de lames que faisait tomber mon ennemi.
Même en utilisant toutes les capacités de mon personnage, l’esprit maniait magnifiquement son outil et de mon côté mes armes me désavantageaient nettement par leur courte portée. Il ne me restait que mes chaînes, lesquelles faisaient gagner beaucoup d’amplitude à mes attaques mais les rendaient aussi très prévisibles et faciles à esquiver.
Dans la situation actuelle, des deux choix je choisis celui qui me donnait le plus de chance de victoire. Balayant de la main droite l’endroit où se tenait l’ondine, je lançai au même moment mon autre dague là où la femme devait se baisser. Pour une fois mes calculs furent justes, plutôt que de parer ma première attaque, l’ondine se baissa, là, ma lame la toucha en pleine tête. Le corps solide revint à son état d’origine, une flaque d’eau, seul le fleuret restait là, reposant sur l’herbe trempée. Sans attendre, un nouveau pantin se forma, muni lui aussi de la même arme que son prédécesseur. Je ne pouvais pas attendre plus ; piquant un sprint mémorable, je récupérai l’épée abandonnée et me retournai à temps pour bloquer un coup vertical. Même si la taille, la forme et le poids de mon arme changeaient, elle me paraissait plus maniable et plus pratique, surtout dans le cas présent.
Les parades s’enchaînaient, débutant en escrime, mes attaques restaient des plus basiques et mon ennemi les repoussait sans difficulté ; malgré tout je parvenais à lui tenir tête, même si la fatigue commençait à rendre mes mouvements plus lents et moins précis. La femme aquatique elle ne s’épuisait pas, ne ressentait pas la douleur et ne connaissait en cet instant aucune peur, convaincue qu’elle était de sa supériorité due à son rang d’élément. Ma résistance avait tout de même réussi à l’irriter, et voir un être inférieur tel que moi se rebiffer et résister si longtemps l’exaspérait au plus au point.

-Rends-toi donc petit homme, ne me force pas à aller plus loin et laisse-toi tuer maintenant !

En toute réponse je retournai à l’assaut avec toujours plus de rage, tentant vainement de lui infliger la moindre blessure, chose que je savais impossible. Chaque fois que ma détermination flanchait face à mes assauts inutiles, l’image de ma guerrière me revenait en tête et m’insufflait la force de continuer. Les minutes passèrent, interminables, enchaînement perpétuel de parade et de vaines attaques, l’expression de contentement que j’affichai à chaque contre réussi finit d’énerver l’épéiste :

-Puisque tu ne comprends pas où est ta place, je me vois dans l’obligation de te la rappeler. Tu vas enfin mourir.

Sur son ordre, les contours de mon fleuret oscillèrent et l’arme changea de forme ; des pics de glace poussèrent dans tous les sens et grandirent si vite que je ne pus les voir. Plusieurs de ces pieux pointaient dans ma direction, mon œil eut simplement le temps de les distinguer en train de foncer vers moi. Pour la seconde fois, le choc fatal ne m’atteignit jamais. Les pointes s’étaient changées en glace à quelques millimètres de ma peau, pour la seconde fois je m’en sortais au dernier moment… ce détail me donna alors une idée.
Et si ma capacité à geler s’activait à chaque fois que ma vie se trouvait menacée, comme un reflexe de survie automatique ? Cette idée valait le coup d’être essayée, d’autant plus que de nouveau armés de dague et dans un état de grande fatigue, cela constituait ma dernière chance de victoire.
En toute tentative finale, je lançai donc mon attaque suicide qui se résumait à courir droit vers mon ennemi sans même essayer de parer ou d’esquiver le moindre coup. Si cette botte ne fonctionnait pas alors c’en était fini de moi, la première attaque me tuerait très certainement avant même que je n’aie fait trois pas.
Heureusement, ma théorie loufoque s’avéra exacte, et au premier mouvement de l’ondine, son bras se figea en l’air et se durcit. Rassuré quant à ma survie, je poursuivis mon plan jusqu’au bout et tranchai dans le ventre aqueux de l’esprit. Les deux plaies tracées par mes lames se congelèrent et le froid se propagea ensuite à l’ensemble du corps, le transformant en statue.

-Ne crois pas t’en tirer comme ça, petit homme !

En effet, conformément à ses dires, trois nouvelles marionnettes se formèrent à partir de la brume environnante, ces trois nouveaux adversaires attaquèrent sans plus tarder, mais tout comme les précédents, ces agresseurs finirent à l’état de poupée gelée immobile.
L’élément essaya alors de changer de tactique en matérialisant directement des lances pour m’empaler, sans plus de succès.
Me sachant désormais intouchable, je contemplais calmement les derniers efforts et les dernières techniques que lançait l’esprit contre moi.
A chacune de ses créations, le brouillard diminuait, et bientôt disparut complètement, me rendant enfin mon champ de vision entier ; la matérialisation du ruisseau disparut, au milieu gisait Marie, évanouie. Je la serrai dans mes bras, sa respiration était saccadée mais au moins elle vivait, l‘épreuve était terminée, j‘avais gagné, grâce à elle, pour elle.
Gabriel, alerté par le bruit, s’était réveillé et me demanda ce qui venait de se passer.

-Une sorte de test d’entrée, ai-je répondu, et je l’ai réussi.

Ne comprenant pas de quoi je voulais parler, il n’insista pas plus et, après lui avoir assuré que tout allait bien, il retourna veiller Anna, toujours endormie dans l’herbe. Mon héroïne reprit vite conscience et chercha instinctivement l’ennemi qui l’avait attaquée :

-Ne t‘en fais pas, la calmai-je, elle est partie.

-Qui était-ce ? Un héros ?

-Non, pas vraiment, mais maintenant je devrais réussir à contrôler mon pouvoir.

Joignant le geste à la parole, j’appelai mentalement l’eau du ruisseau et, docilement, celle-ci vint
former une sphère dans ma main.

-Tu as gagné pour cette fois-ci petit homme, murmura la douce voix de l’eau dans ma tête, j’admets t’avoir sous-estimé, mais tâche de toujours être à ma hauteur, je ne me laisserai pas contrôler par un faible.

La présence s’atténua. Marie eut d’abord un mouvement de recul mais rapidement la curiosité l’emporta sur la peur, timidement, elle effleura la surface du globe.
Je tentai de former quelque chose de simple, tout d’abord un carré, puis une pyramide, au bout d’un certain temps, j’arrivai même à faire une étoile assez correcte, la tache était plutôt complexe et je ne saisissais pas encore tout. Les armes que je voulus faire ne donnèrent qu’une masse informe, rien de bien utile lors d’un combat, ce nouveau don requérait une grande concentration et ce simple exercice m‘exténua.
Le temps passa sans que je ne m’en rende compte, Anna fut surprise, en se réveillant, de voir des flots d’eau gravitant autour de moi, Le faucon se réveilla à son tour, à force de rester auprès de la blessé, il avait fini par s’assoupir de nouveau. S’il était surpris, il n’en laissait rien paraître. De nouveau sur pied et en pleine forme, Anna voulut reprendre la marche sans plus attendre, nous coupâmes donc par la forêt en évitant les sentiers, jusqu'à la Montagne.
Le repos nous avait fait du bien à tous et nous progressâmes rapidement. A la tombée de la nuit, nous étions arrivés au pied. Malgré la montée, la fatigue ne se fit pas ressentir et un petit vent frais nous rafraîchissait agréablement, Anna ne gardait aucune trace de l’attaque et avançait à bon rythme, comme à son habitude.
En peu de temps, l’obscurité nous entoura et il fut impossible de voir à un mètre devant. Blottis les uns contre les autres contre la paroi rocheuse, la nuit fut très longue. Cahoté par les bourrasques de vent qui me fouettaient au visage, je dormis à peine.
Quand enfin l’aube arriva, nous sortîmes de notre torpeur, comme des zombies, et repartîmes sur le sentier en trainant les pieds. Même Anna qui, jusqu'à présent n’avait pas montré un seul signe de fatigue, autant physique que morale, affichait de larges poches sous les yeux et bougonnait dès que nous disions quelque chose.
Les choses s’améliorèrent quand, vers midi, le sentier déboucha sur un grand plateau. Trop heureux, nous nous jetâmes dans l’herbe, roulant dans cette prairie verdoyante avec insouciance. Nous fumes tirés de nos rêveries par un claquement de langue désapprobateur ; d’un bond, chacun était dur pied, armes prêtes .Ellana, assise non loin, secouait la tête pour nous faire part de sa déception :

-Non mais, franchement, si j’avais voulu, j’aurais pu vous tuer sans que vous ne vous en rendiez compte. Au cas où vous ne l’auriez pas encore compris, nous sommes tous ennemis, mieux vaut donc rester sur ses gardes !

-Et que nous veux-tu, demanda Anna.

-Juste voir si vous alliez bien, mon maître aimerait que l’on s’affronte à la loyale, il m’a simplement envoyé pour voir comment vous vous débrouiller et d’après ce que je vois, ce n’est guère réjouissant. Sur ce, j’y retourne.

Avec une grâce féline, elle courut jusqu’au bord du plateau et entama sa descente avec une agilité décourageante.

-Pour qui elle se prend! s’insurgea mon héroïne.


D’un côté elle n’avait pas tort, le fait d’être surveillé comme cela était assez humiliant. Me reprenant, je me dirigeai vers le centre de la clairière. Il y avait un petit feu, un peu plus loin, des sacs étaient entassés et des petites couvertures, disposées à même le sol, formaient un cercle autour des flammes. Le problème était que ces affaires ne nous appartenaient pas, ce qui voulait dire que nous étions observés. J’allais alerter les autres lorsque une lame fusa droit vers moi ; à peine l’eus-je évitée en me jetant au sol qu’une deuxième se planta à quelques centimètres de mon bras.

jeudi 4 décembre 2014

eau

11



Sortant le cahier délabré de mon héroïne, j’entrepris patiemment les réparations, effaçant les taches et scotchant les déchirures. Un quart d’heure plus tard, le livre était raccommodé et Anna respirait de nouveau, mais elle resta malgré tout inconsciente. Je retournai auprès de mes deux héros qui attendaient quelques mètres plus loin et leur annonçai que tout allait bien.
La nouvelle fut accueillie par des soupirs de soulagement et, rassurés, nous organisâmes des tours de garde en attendant de repartir. Je devrais faire la sentinelle durant la première heure et Marie durant la deuxième, Gabriel fut exempt de la garde, il décida de rester au chevet de l‘héroïne endormie.
Le soleil déclinait lorsque je m’assis, près du ruisseau, afin de surveiller les environs, notre camp improvisé était malheureusement à découvert et n’importe qui passant par là pourrait nous repérer. Je pris une feuille blanche et créai un système de détection rudimentaire, un fil tendu tout autour de la clairière et des clochettes accrochées à intervalles réguliers, grâce à cela, je serais averti dès qu’une personne entrerait dans la zone. A ma gauche, la montagne me surplombait de toute sa hauteur, ses pics rocheux ne m’avaient jamais paru si près.


L’heure se passa tranquillement, aucune clochette ne retentit, personne en vue, lorsque Marie vint prendre la relève, je somnolais à moitié. Dans un silence embarrassé, elle s’assit à coté de moi, rouge pivoine.

-Je suis désolé, finit-elle par déclarer, je n’aurais pas dû, je suis désolée.

Comme réponse, je passai mon bras autour de ses épaules ; d’abord surprise, elle se colla ensuite timidement contre moi. N’étant pas très doué pour ce genre de déclaration, je répétai encore et encore ce que je souhaitais lui dire, imaginant chacune de ses réactions possibles, quand la formule me parut au point, j’inspirai profondément, mon cœur se serrait dans ma poitrine.

-Je t’aime.

Cela eut le résultat escompté. Enroulant à son tour ses bras autour de moi, elle posa sa tête contre mon épaule, il me sembla d’ailleurs sentir des larmes humidifier mon tee-shirt.
Nous demeurâmes un long moment ainsi, sans esquisser le moindre mouvement, de peur de rompre le charme, profitant de cet instant et souhaitant qu‘il dure toujours.
Je voulais à tout prix gagner ce combat afin de pouvoir vivre avec elle, qu’elle ne soit plus qu’un simple personnage imaginaire que je ne pourrais voir que dans ce monde truffé de combats. La simple idée de devoir m’éloigner d‘elle m‘était insupportable.
Ce fut avec cette certitude que je me levai doucement, une idée me trottait dans la tête depuis assez longtemps, si je voulais avoir une chance de gagner, il fallait que je sois plus fort. Comme je l’avais dit auparavant, il existe environ quatre styles de personnages : guerrier, archer, assassin, autre. Marie était une guerrière, Gabriel un « archer » des temps modernes, Anna rassemblait les caractéristiques d’un assassine, il me fallait donc faire partie des « autres ». Saisissant mon cahier, je notai mon idée, à partir de maintenant, j’étais un combattant possédant la capacité de manipuler à ma guise l’eau et la glace. Cette spécificité me conférait un avantage certain ; je rajoutai quelques défauts à ce talent, histoire de paraître plus réaliste, en aucun cas je ne pourrais créer de l’eau, je devrais donc utiliser celle à ma portée. 
Il me serait aussi impossible de faire avec plus que ce que je n’ai, en gros, une bouteille d’eau ne me permettra pas de matérialiser un bastion de glace, je serais limité par la quantité d’eau à ma portée.
Toutes ces règles étaient certes assez contraignantes mais elles me procuraient aussi un réalisme que certains auteurs ne savent créer, beaucoup dans ce monde imaginaient des personnages sans défauts, or la perfection n’existe pas, même dans un livre.
 Quand ma source d’inspiration sur ce nouveau don se tarit, je revins près de Marie et essayai de lui montrer ma nouveauté. Les premiers essais furent catastrophiques et je ne parvins même pas à attirer l’eau du ruisseau dans mes mains, la manière d’agir m’était inconnue et je ne voyais vraiment pas comment faire, j’avais oublié de préciser cela dans mon cahier. Marie me contemplait avec curiosité, son regard brillait d’une flamme nouvelle, rien qu’en la regardant j’en étais persuadé, elle m’aimait.
Lors d’un nouvel essai, une sensation nouvelle m’envahit, là où avant j’entendais le ronronnement du ruisseau résonner, maintenant comme un murmure à peine audible, j’essayais de comprendre ses paroles mais malheureusement j’échouai, je tentai alors une autre approche, formant mentalement une question, je l’envoyai vers le murmure, la réponse ne tarda pas à me parvenir. Une voix claire et riante retentit dans mon crâne :

-Tiens ? C’est la première fois que quelqu’un me comprend. Que veux-tu, petit homme ?

Jamais auparavant je n’aurais cru qu’un ruisseau pouvait parler, comme si elle sentit mon étonnement, la voix rétorqua :

-Bien sûr que je sais parler, n’importe quelle chose possède la parole, même un minéral s’exprime, c’est seulement que vous les Hommes n’êtes pas aptes à nous entendre, tu es jusqu’ici le premier à en être capable, je te félicite. Trêve de bavardage, que veux-tu au juste ?

Le timbre de la voix avait changé, étant devenu glacial, dur ; il ne fallait cependant pas se laisser déstabiliser ; choisissant moi aussi un ton ferme, j’ordonnai :

-Obéis-moi !

Sans doute y étais-je allé un peu fort, j‘avais été trop présomptueux. Devant moi, le cours d’eau se mit à bouillonner, un énorme flot se forma et me happa violemment. Je fus projeté une dizaine de mètres plus loin avant de l’avoir réalisé. Marie avait bondi, toutes armes dehors, cherchant un point faible à cette masse aqueuse.

-Mauvaise réponse ! Tonna la voix. Alors, qui doit obéir à qui ? Apprends, misérable que rien ne peut arrêter les flots et que personne, je dis bien personne, ne peut m’entraver !

Sur ce, comme pour prouver ses affirmations, je fus encore une fois envoyé dans les décors sans pouvoir me défendre. Mon héroïne, affolée, hasarda un coup de cimeterre qui ne fit que traverser l’eau sans provoquer le moindre dégât à cette colonne aquatique d’une quinzaine de mètres. Considérant sa nouvelle adversaire avec dédain, « l’esprit » de l’eau l’engloutit en son sein, et la regardait s’asphyxier sans rien faire.

-Pauvre petit, crois-tu vraiment que l’Homme peut dominer les éléments ? Nous nous laissons faire car nous le voulons bien ! ô combien il serait facile de nous rebeller ! Une tornade, un raz de marée, un tremblement de terre, nous possédons mille et une manières de vous exterminer !

Si je ne faisais rien, Marie allait mourir, sans réfléchir je hurlai mentalement :

- Relâche-la ! Elle n’a rien à voir !

-Me menacerais-tu, insignifiant petit être ?

-Tu m’obéiras, que tu le veuilles ou non !

-C’est ce qu’on verra, railla-t-elle.

Je concentrai toute ma rage sur elle, une énergie nouvelle battait en moi, je la sentais couler dans mes veines, je sauverai Marie à tout prix. La présence dans ma tête parut se troubler, en quelques secondes, son air supérieur disparut, le bras d’eau commença soudain à geler, rapidement, toute la masse ressembla à un immense iceberg. 

-Tu contrôles donc aussi la glace, intéressant ! Mais si tu penses que cela suffit à me faire plier, tu te trompes lourdement. Il ne faut pas réveiller l’eau qui dort.
Ces paroles prirent toute leur importance lorsque la rivière s’anima de nouveau, un gigantesque bras liquide s’abattit sur le sol, des doigts titanesques grattaient inlassablement l’herbe à la recherche d’une prise à partir de laquelle s’aider. Après des essais infructueux, le membre aqueux explosa littéralement en centaines de milliers de gouttes d’eau qui flottèrent tout autour de nous, formant une épaisse brume.

-Emmanuel !

La voix de Marie me parvenait atténuée, presque comme un murmure au loin, pourtant l’héroïne n’était retombée qu’à quelques mètres de moi. La purée de pois, qui s’épaississait de plus en plus, m’empêchait de voir à plus de deux mètres :

-Et maintenant que peux-tu me faire ?

L’esprit de l’eau résonnait dans mon crane, son ton narquois ne faisait qu’augmenter ma frustration de ne rien pouvoir faire. Ma colère ne lui échappa pas et elle se fit un plaisir de me narguer davantage :

- Montre-toi si tu te crois si forte ! Hurlai-je à plein poumons.

L’air vibra, une note aiguë se propagea dans le brouillard, il me fallut un instant pour comprendre qu’il s’agissait d’un rire. Cependant l’élément accéda à ma requête, mon champ de vision s’élargit agréablement, ce qui me permit même de distinguer la forme allongée de mon personnage, mais quelque chose d‘autre occupait mon attention, devant moi, les gouttes s’étaient rassemblées en un amas informe.
Les contours d’une personne se dessinèrent à l’intérieur de ce bloc, le liquide se cristallisait pour créer les prémices d’un organisme humain, aucun son ne troublait cette scène fabuleuse, rien en dehors de cette création ne semblait avoir d’importance.
Deux longues jambes se posèrent sur l’herbe humide, les pieds, minuscules, frémirent au contact de la végétation tandis que se formait le reste du corps ; lorsqu’il fut achevé, il était nu, offrant à ma vue une poitrine galbée, des fesses rondes et un sexe féminin. Elle était belle, son physique ne présentait aucun défaut, pourtant l’attrait pour son corps dévêtu disparut dès que mon regard se posa sur son visage. Sa bouche, ses traits, son menton, tout cela me rappelait Marie, et à bien y réfléchir, la matérialisation tout entière n’était qu’un clone approximatif de l’héroïne, pourtant un détail différenciait la copie de l‘original. Les yeux de l’ondine ne ressemblaient en aucun cas à ceux de ma guerrière, il s’agissait seulement de deux sphères d’eau, des pupilles turquoise en perpétuel mouvement, ses deux saphirs offraient à ce faciès toute sa magnificence. La transformation se poursuivit, une longue chevelure bleutée s’attacha en une queue de cheval, les seins se couvrirent, un poncho bleu marine enveloppa son buste, une robe courte de la même couleur s’enroula autour de ses hanches jusqu’à ses genoux. Ses habits laissaient ses bras et ses jambes découvertes, sa peau d’une pâleur bleutée contrastait avec ses vêtements sombres.

-Es-tu satisfait de cette forme ?

Son ton était dénué de toute moquerie, maintenant mon adversaire se battait sérieusement.




A mains nues, l’ondine s’avança, sans prendre la peine de se mettre en garde, simplement en s’approchant pas à pas. N’importe qui aurait vu venir le piège et se serait méfié, cependant, à cet instant, toute ma colère et ma frustration trouvèrent en cette étrange créature le défouloir idéal.
Je couvris la distance qui me séparait de l’être liquide en deux enjambées, à son niveau, dagues en mains face à un ennemi désarmé et sans défense, n’importe lequel de mes gestes me menait à la victoire. La seul particularité qui perturba mon raisonnement fut que le dit ennemi se trouvait être formé d’eau, et qu’évidemment, en toute logique, les attaques normales ne lui faisaient aucun effet.
Ma réflexion se vérifia lorsque mes lames se plantèrent dans le fluide figé et ne purent plus s’en réchapper, l’eau absorbait mes armes à la manière de sables mouvants, impossible de les sortir de cette matière désormais visqueuse et dont le bruit de succion me soulevait le cœur. Doucement, alors que mes poignets s’enfonçaient à leur tour dans le gouffre qui continuait de m’aspirer, l’esprit incarné leva sa main et la posa délicatement contre ma joue. Le contact froid de cet ersatz de peau me surprit, mais ce qui m’étonna plus encore fut le timbre de sa voix qui résonna dans mon esprit :

-Tu ne peux rien contre moi, car tu ne peux rien faire contre les éléments.

Son ton, calme et tendre, me fit un moment douter quant aux raisons qui m’avaient poussé à la combattre.

-Ton courage t’honore, et rien que pour cette raison je souhaiterai t’aider…

Mon cœur s’emballa à l’idée que peut-être mon objectif serait atteint !

-…Mais tu m’as provoqué, et cela mérite la mort.

La phrase avait claqué d’un coup sec dans ma tête, au même moment son autre bras se changea en faux dont la lame mortelle se dirigea tout droit vers ma gorge. Paralysé, à mon tour désarmé, je ne pouvais que regarder venir cette attaque qui sans aucun doute m’enverrait vers la tombe. Mais malgré cette situation désespérée, malgré ma position pour le moins défavorable, je ne pouvais pas abandonner :

-Emmanuel !

Oui, pour elle je ne pouvais baisser les bras ! Afin qu’elle devienne réelle, je ne pouvais mourir maintenant, perdre après m’être juré de réussir ! Je devais vivre !