Soudain Gabriel fit
brutalement irruption dans la pièce, renversant plusieurs auteurs et
faisant un si grand boucan que tous les regards se posèrent sur lui.
En voyant son visage, je pus y lire un sentiment nouveau, de la peur.
Lui qui d’habitude
restait de marbre devant toutes les situations affichait maintenant
un faciès déformé par la terreur. Ses yeux, fuyants, vagabondaient
à toute vitesse, cherchant une échappatoire, ne prêtant pas
d’attention aux personnes qu’ils venaient de faire tomber, le
Faucon poursuivit sa course. Quelques secondes s’étaient écoulées
depuis l’entrée fracassante du héros, les écrivains qui se
relevaient furent de nouveau jetés au sol par un nouveau personnage.
Son identité ne laissait aucun doute, une longue robe de tissu noir
déchiqueté, un capuchon recouvrant un crâne humain, des mains
squelettiques maniant une grande faux, Gabriel fuyait la mort.
Afin de faire gagner un
peu de temps à mon personnage, je lançai mes dagues sur son
poursuivant, dans un craquement sinistre, les lames traversèrent le
maigre vêtement et se bloquèrent dans les os nus de la faucheuse.
Sans aucun signe apparent de douleur, la Mort extirpa mes armes de sa
cage thoracique et continua sa traque, sans plus se soucier de moi.
Mais Gabriel, en jetant un regard derrière lui, se rendit compte de
ma présence, ce qui sembla lui redonner courage, ses traits se
détendirent l’espace d’un instant, juste avant de se rendre
compte que le squelette en haillons le talonnait toujours. Avant
d’avoir pu tenter quoi que ce soit de nouveau, déjà les deux
héros disparaissaient dans une autre salle, je m’élançai à leur
poursuite, bien décidé à aider mon personnage qui de toute
évidence ne s’en sortirait pas seul.
Cependant les deux
« hommes » couraient à une telle allure que je peinai à
les rattraper, trois pièces plus tard, le sniper s’arrêta
quelques secondes, hésitant quant à la prochaine porte à prendre.
Le spectre macabre profita de l’occasion et lança sa faux vers
l’indécis :
-Gabriel ! Hurlai-je à
pleins poumons.
Averti à temps, le
tireur d’élite réussit à éviter l’arme qui tournoya jusqu’à
deux femmes qui se trouvaient là par hasard. La lame les traversa
toute les deux sans les blesser et se ficha dans la paroi derrière
elles. Stoïques, les deux auteurs restèrent debout quelques
secondes avant de s’écrouler, pâles, le regard vide, et morts.
Au même moment
j’emprisonnai le tas d’os entre mes chaînes, bloquant ainsi le
moindre de ses mouvements. Le faucon comprit mes intentions et sortit
ses berettas, les pointant sur le prisonnier ; il le cribla de
balles jusqu’à ce que ses chargeurs soient vides, mais les
projectiles traversaient sans difficulté le corps osseux de la mort
et continuaient leur chemin. Malheureusement je me trouvais en plein
milieu de leur trajectoire et dus me jeter au sol afin d’éviter
les tirs de mon propre héros. Mon étreinte se relâcha et la
fossoyeuse s’étala par terre. Des morceaux d’os couvraient le
sol ; affaissée sur elle-même, la mort ne bougeait plus, mais
cette immobilité ne dura pas longtemps, le tas de haillons se
redressa, le squelette à moitié en miettes s’anima, son bras
droit détruit, elle prit sa faux dans l’autre main et marcha dans
ma direction. Rechargeant ses pistolets, Gabriel tira une deuxième
salve qui, comme la première, transperça la Mort pour aller finir
leur course dans le mur, après m’avoir obligé une seconde fois à
plonger au sol. Sans se presser, la faucheuse s’avançait, un quart
de son crâne avait explosé à cause des balles, mais malgré cela
l’orbite vide qu’il lui restait me regardait, dans un mouvement
lent, la faux se leva ; acculé contre un mur, je ne pouvais
fuir nulle part. Je levai mes dagues, me préparant à bloquer la
lame en croissant de lune, mais, lorsque le coup arriva, l’acier
traversa mes armes et mon corps avant de se planter dans le sol.
J’avais froid, mes membres devenaient lourds, engourdis, face à
moi le crâne se reconstituait, les mâchoires s’écartaient, une
voix suintante siffla :
-Que faut-il faire,
bûcheron ?
Mon champ de vision
s’obscurcissait, réunissant mes derniers éclats de lucidité je
m’accrochai encore un peu à la vie. Dans le néant qui m’entourait
une voix parvint jusqu’à moi :
-C’est afin de m’aider
à recharger ce bois ; tu ne tarderas guère, le trépas vient tout
guérir .Mais bougeons d’où nous sommes, plutôt souffrir que
mourir, c’est la devise des hommes !
Sans un bruit, le spectre
s’évapora, le froid glacial qui me gagnait peut à peu reflua.
L’engourdissement disparut également et je récupérai l’usage
de mon corps. Dans la salle il ne restait aucune trace de la figure
macabre, mon héros accourait vers moi et m’aida à me relever,
suivi d‘une autre personne que je ne connaissais pas. Durant
plusieurs minutes, je reprenais mes esprits sans prononcer le moindre
mot, le nouvel arrivant profita de mon silence pour se présenter :
-Je m’appelle William,
je suis un auteur au service de l’administration. Tu as de la
chance que j’ai pu te sauver, un peu plus et tu y passais !
-Mais comment l’avez-vous
fait partir ? Demanda Le Faucon
-Grace à un message qui
nous est parvenu ce matin même d’un auteur, le message contenait
les initiales du tueur en série. Grace à notre base de données
nous avons pu trier les suspect. Le nombre d’auteurs dont les
initiales sont J.L est assez important mais si l’on cherchait les
auteurs utilisant des animaux et la Mort il ne restait plus qu’un
résultat.
Reprenant vie, je me
redressai et toisai mon sauveur d’un regard avide :
-Et alors, qui est-ce ?
Trépignais-je
-Il s’agit de Jean de
Lafontaine, le fabuliste de 17ème siècle. Pour vaincre
ses personnages, il suffit de réciter la fin de la fable d’où ils
sont issus.
Mon moment d’excitation
céda rapidement à un nouvelle vague de fatigue, la mort m’avait
frôlé, encore quelques secondes de plus dans son étreinte et c’en
était fini de moi. Malgré tout une pensée me réconfortait,
l’affaire du tueur en série était élucidée et je n’aurais
plus à frissonner au moindre bruit de pas dans mon dos. Gabriel me
soutenait afin de m’empêcher de tomber, mes jambes tremblaient et
refusaient de me soutenir, plusieurs éraflures couvraient mon
épiderme sans compter une longue brûlure là où la faux m’avait
traversé.
-Ce n’est peut-être
pas le moment mais il faudrait que vous me suiviez jusqu’à mon
bureau afin de répondre à quelques questions.
Je m’apprêtai à
répondre mais tout ce qui sortit de ma bouche fut un long
gémissement inarticulé, une secousse parcourut l’ensemble de mon
corps et je m’effondrai par terre. La douleur dans ma poitrine
reflua puis disparut, les coupures et les égratignures se faisaient
littéralement dévorer par ma peau, celle-ci, frémissait et
recouvrait la moindre de mes blessures. L’opération n’avait duré
que quelques secondes qui parurent durer des heures entières, à la
fin, rien ne laissait supposer mon précédent combat contre la mort,
une énergie nouvelle coulait dans mes veines.
Rassurant mon héros
qui, en me voyant tomber, n’avait rien pu faire, je répondis à
mon sauveur de nous ouvrir le chemin. Mettant de côté son
étonnement, il nous amena hors de la salle dévastée, jusqu’à un
couloir particulièrement animé dont les murs étaient percés, à
intervalles réguliers, de portes en bois peintes en gris clair et
portant des plaques en fer comportant un nom et un prénom. Le dit
bureau où nous fit entrer l’auteur n’avait rien de bien
particulier, une petite table calée au fond de la pièce était
recouverte de dossiers, des cartons encombraient l’essentiel de
l’espace, formant des structures improbables à l’équilibre
précaire. Un pupitre, totalement libre de paperasse, occupait un
autre coin de l’office, William s’y attabla et sortit du papier
vierge avec de quoi écrire.
-Alors, déclara-t-il
d’une voix forte en se penchant sur sa feuille, je vais passer les
formalités pour me diriger immédiatement vers ce qui nous
intéresse. Emmanuel, c’est bien toi n’est-ce pas ?
J’opinai du chef, il
continua :
- Tout d’abord, fais-tu
partie du groupe de poètes indépendantistes qui essaye de saboter
l’administration depuis un certain temps ? Je me doute que, en
temps normal, si tu en faisais partie, tu ne me le diras pas, mais vu
ce qui vient de se passer j’espère vraiment que tu parleras
franchement.
-Je ne fais partie
d’aucun mouvement indépendantiste, et d’aucun mouvement de
manière générale.
-Bien, autre chose, es-tu
un poète ?
-Vous êtes la deuxième
personne à me poser cette question, non, je n’écris pas de
poèmes, de sonnet ni aucun texte en vers.
L’agent notait
soigneusement chaque mot de notre conversation, lors de ma dernière
réponse, il releva la tête, son regard s’éclaira d’une flamme
intéressée :
- Tu me dis qu’une
première personne t’a déjà posé la question, saurais-tu me dire
qui elle est ?
- Je ne connais que son
nom, Emma.
Piqué au vif, le jeune
homme bondit de sa chaise et courut plus qu’il ne marcha vers son
bureau, là, fouillant au milieu de colonne de chemises, il sortit un
dossier et le parcourut fiévreusement :
- Est-ce qu’il s’agit
d’une trafiquante de personnages se trouvant dans le hall principal
?
-C’est bien elle.
-Il s’agit de la 7
ème victime du tueur.
-7ème ?
M’exclamai-je en ouvrant de grands yeux étonnés, mais jusqu’ à
présent…
-Toutes les morts n’ont
pas étés rendues officielles, toujours est-il que cette femme s’est
fait tuer hier soir, comme un autre auteur d’ailleurs.
J’hésitai à lui
dévoiler tout la vérité au sujet de la dealeuse, mais si je ne
faisais rien, elle resterait enfermée dans son coffre-chambre durant
encore longtemps. Me décidant à tout raconter, j’expliquai à
William tout ce que je savais et, après avoir répondu à quelques
autres questions, il nous laissa repartir, Gabriel et moi. Alors que
nous quittions le bureau une personne ouvrit la porte à toute volée,
manquant de peu de me renverser, L’homme, d’une corpulence
impressionnante, ne prit pas le temps de s’excuser et s’adressa
directement à son collègue :
-Depuis ce matin quatre
auteurs ont trouvé la mort.
-Tiens, moi aussi, je
l’ai croisée tout à l’heure.
Le colosse jeta un regard
colérique au jeune garçon et se força à garder son calme :
-Non, articula-t-il
lentement, je voulais dire que ces personnes sont décédées suite à
l’attaque du tueur en série.
- Ah. Autant pour moi.
L’auteur esquissa un
sourire provocateur, ce qui finit d’énerver le géant qui se mit à
beugler :
-Comment peux-tu rire de
tout ceci ? Je ne vois pas ce qu’il y à de drôle dans le
fait qu’un meurtrier coure les couloirs sans que nous puissions
l’arrêter !
-C’est exact, cela n’a
rien de drôle, mais rassure-toi, il y a peu de chance que les
meurtres se poursuivent, je me rendais de ce pas dans le bureau du
chef pour lui faire un rapport sur l’identité du tueur en série.
La phrase décontenança
l’homme qui, pris de court, s’en alla en grommelant contre
l’écrivain.
-Ne t’inquiète pas, il
aboie beaucoup mais ne mord pas. Retourne à ta chambre, désormais
tout est sous contrôle, nous allons arrêter La Fontaine et cette
affaire sera enfin terminée. Encore merci pour ta coopération et
pour les informations que tu nous as fournies. Je ne sais pas si tu
seras récompensé mais sache que si un jour tu as besoin de quelque
chose je me ferai une joie de te rendre la pareille.
Dans le couloir, la foule
était en plein effervescence, la nouvelle sur l’identité du tueur
en série se répandait comme un nuage de poudre, lorsque William
quitta son bureau, tous les regards se posèrent sur lui, toutes les
discussions cessèrent dans la seconde. L’ambiance devenait de plus
en plus pesante, personne n’osait demander la confirmation de la
rumeur qui courait, profitant de l’immobilité générale, je me
faufilai jusqu’à la porte de sortie et repris le chemin des
chambres.