vendredi 15 août 2014

Avant Gout

De l’esprit des écrivains sont nés des livres, des best-sellers. De l’esprit des peintres sont sortis des tableaux magnifiques et des toiles de maître qui restèrent gravés dans l’Histoire. Les Poètes enfantèrent des vers de légende. Les noms de certains danseurs traversèrent les années.
Mais les artistes détenaient une telle imagination que bientôt le monde dans lequel ils se trouvaient ne leur suffisait plus, exposer leurs œuvres ne leur paraissait pas suffisant. Ils allèrent encore plus loin, ils pensèrent à un endroit où leurs disciplines ne seraient plus que des lettres sur une page, des couleurs sur une toile, des pas reproduits mainte et mainte fois. De là naquit le monde des libres artistes. Là, on pouvait voir de nos yeux gambader « le petit chien » au fil des notes de Chopin, on pouvait se tenir devant Le Cri de Munch, devenu personnage de chair et d’os, on pouvait croiser Gavroche au détour d’un couloir, chantant sa chanson à tue-tête, les tournesols de Van Gogh trônaient sur un piédestal dans une salle, à la vue des passants.


Chaque personne possédant assez d’imagination pour atteindre ce monde se retrouvait embarquée dans une guerre interminable. Une guerre ? Non, disons plutôt un concours, un classement, une compétition perpétuelle où tous opposaient leurs créations afin de se démarquer des autres. Personne ne sait qui a créé ce monde au début ni comment il fut créé, toujours est-il que celui-ci ne craignait aucune critique et ne possédait comme limite que celles que l’on se fixait. Anonyme et grande figure, vivants comme morts, tous s’affrontaient afin d’être reconnus par leurs confrères.









1

Comment expliquer ce qui m’arrivait, comment exprimer ce qui venait de se passer. Etait-ce un rêve, cela en avait tout l’air : un long couloir en pierres blanches, un sol en dalles de la même couleur, et surtout, une foule bigarrée évoluant dans toutes les directions. Des hommes, des femmes, de toutes leurs couleurs et de toutes les nationalités, des êtres humains et des créatures fantastiques qui se côtoyaient dans la plus grande normalité. Personne ne s’étonnait de voir passer un chevalier en armure accompagné de ce qui ressemblait à une boule de magma en fusion avec des jambes ! Ici une espèce de troll portait un vase contenant un énorme poisson chat, là une femme grondait un chat parce qu’il se battait avec un arbre vivant ! Cela ne pouvait être qu’un rêve, mais mon Dieu où étais-je tombé, et pourquoi est-ce qu’un loup garou me regardait étonné, comme si ma présence le choquait. Plutôt que de céder à la panique, je préférai rester appuyé contre un mur en attendant de me réveiller. Quel que soit ce songe, il ne pourrait pas durer éternellement.
Mon dernier souvenir « normal » remontait à cet après-midi, je me trouvais tranquillement étendu sur un transat, profitant des premiers jours des vacances pour me reposer. Le soleil réchauffait ma peau et rien dans mon jardin ne pouvait me déranger, aussi je m’endormis rapidement, un profond sommeil empli de rêves comme celui où je me trouvais. Mais plus le temps avançait, et plus l’hypothèse du rêve devenait bancale, même en me pinçant ou en m’assenant des gifles monumentales, le décor ne changeait pas d’un pouce. Les passants me regardaient me frapper avec un air amusé, mais je m’en fichais totalement, seul comptait mon réveil. « Lucid dream », voila comment se nommait le phénomène dont j’étais victime et visiblement, dans ce domaine onirique, ma seule option était d’attendre.
Cela faisait déjà près d’un quart d’heure que je patientais lorsque qu’une voix résonna derrière moi :

-Es-tu nouveau ici, petit? Tu sembles perdu, serait-ce la première fois que tu arrives ici ?

Mon cœur bondit dans ma poitrine, je me retournai en sursaut et observai l‘individu qui venait de me parler. Il s‘agissait d‘un homme de grande taille et de carrure imposante, des cheveux bruns courts encadraient un visage carré et d‘épaisses lunettes noires cachaient ses yeux. Le colosse me rassura d’un sourire et me demanda de le suivre. Il m’amena auprès d’une sorte de grand guichet derrière lequel une vieille femme remplissait une pile de papiers. Mon guide abattit son énorme poing sur le comptoir afin d’attirer l’attention de la secrétaire.

-Clarisse ! Tonna-t-il, voici un nouveau, donne-lui donc un formulaire et fais-le assister à un cours d’initiation !

La femme râla bruyamment avant de me tendre un questionnaire pour le moins atypique. En effet, bien que les premières questions, portent sur les thèmes habituels : âge; genre; nationalité ; profession, la suite du questionnaire m’interrogeait sur le genre des livres et des histoires que j’écrivais. Après avoir rempli le formulaire, Clarisse m’indiqua une porte puis se replongea dans ses propres papiers. Je me dirigeai donc seul vers la salle ; à l’intérieur, une dizaine de personnes attendaient, discutant entre eux. Chacun allait de son hypothèse au sujet de ce monde, pour ma part, il me fallait admettre que l’endroit où je me trouvais n’était bel et bien pas un rêve.





2


Un homme entra, vêtu d’une blouse noire et portant une pile de papiers dont il se déchargea sur une table ; il nous demanda d’attraper une chaise et de nous asseoir en silence. Malgré notre incompréhension, nous obéîmes.


-Bien, déclara-t-il, Bienvenue aux nouveaux concurrents, pendant environ une heure, je serai votre professeur et vous expliquerai la raison ainsi que le but de votre présence ici.

Un court instant, je m’apprêtai à assister à un cours alors que les vacances commençaient à peine! Cependant, ce lieu m’intriguait assez pour supporter une leçon supplémentaire, aussi écoutai-je avec la plus grande attention.

-Je vous préviens tout de suite que je ne répondrai à aucune question. Alors, vous êtes ici au monde des libres artistes, ici, tous les écrivains, romanciers, auteurs en tout genre, font s’affronter leurs héros afin d‘obtenir le trophée du meilleur auteur. Vous allez vous aussi vous battre dans ce but. Quand je vous le demanderai, tout à l’heure, vous décrirez tous un héros ou une héroïne qui sera issu ou de votre imagination ou de vos livres. Inutile de vous dire que de nombreuses personnes ici sont parmi les plus grands du monde réel, vous affronterez sûrement des gens morts dans le monde réel, comme Jules Verne, Corneille ou même Victor Hugo.  Ne vous inquiétez pas, vous avez tous vos chances, au cours des duels, vous vous améliorerez, perfectionnerez votre style afin de pouvoir mettre en déroute vos adversaires. Pendant que vous êtes ici à m’écouter, le corps que vous avez laissé dans l’autre monde continue de vivre comme si de rien n’était et n’est même pas conscient de cette dimension. A tout moment il vous sera possible d’y retourner afin de vous changer les idées pour revenir par la suite .Pour plus de détails, demandez à notre charmante standardiste, Clarisse, laquelle, j’en suis sûr, se fera un plaisir de …

La dénommée standardiste fit soudain irruption dans la salle, un papier à la main.

-C’est qui le petit rigolo qui a marqué Georges Pompidou comme étant son nom !!

Une main se leva trois rangs devant moi…

-Alors c’est toi, le petit merdeux ! Tu imagines, si tout le monde faisait comme toi ! Non mais où on va ! Tu m’as flingué ma bonne humeur, j’espère que t’es content ! Si je revois une ânerie dans le genre, je vous préviens que ça va mal aller !

Puis elle partit aussi brutalement qu’elle était arrivée. Visiblement habitué à ces sautes d’humeur, notre « professeur » reprit ses explications :

-Les débuts seront difficiles mais vous verrez, on prend vite la main, vos combats se passeront très simplement, vos héros s’affronteront dans une arène, vous pourrez si vous le souhaitez y entrer aussi, mais sachez que les auteurs n’ont en aucun cas le droit de vous battre, seuls les héros y sont autorisés. Durant le combat, les personnages s’affronteront jusqu’à la mort ou jusqu’à l’abandon d’un des deux camps, vous pouvez également personnaliser les conditions de victoire avec votre adversaire avant le début du match. Il vous sera également possible pendant l’affrontement de créer des objets ou des détails du décor pour aider vos personnages, mais attention, il est impossible de modifier le héros adverse ou de provoquer sa mort directement en écrivant par exemple une chute de météorite ou un énorme rocher qui lui tomberait dessus.

Il continua son « cours » pendant environ une dizaine de minutes encore, puis nous distribua à chacun une pile de feuilles et nous demanda d’écrire, pendant le reste de l’heure, la description physique et morale d’un personnage. J’étais désormais certain qu’il ne s’agissait pas d’un rêve, et, passant outre la question qui me taraudait depuis mon arrivée  « Mais qu’est ce que je fais ici ? », je commençai ma création.
Mon héros sera UNE héroïne ; pour son physique et son mental, rien de plus facile, ce seront ceux de l’héroïne de mes histoires. Elle aura de longs cheveux noirs lui retombant en cascade dans le dos, des yeux couleur ambre, un regard troublant alliant beauté et mystère, un esprit libre, rebelle, un poil espiègle, un corps fin et élancé, la peau très claire, des mensurations moyennes, ce ne sera pas une top modèle siliconée mais pas une planche à pain, tout de même. Apres avoir défini les points importants, il me fallait améliorer les détails , peaufiner chaque trait de sa personnalité , modeler ses traits le plus précisément possible , la rendre intelligente mais pas trop , pas une savante mais pas une débile non plus .D’après mon pseudo prof , elle devrait combattre, je lui inculquai donc des notions de combat et développai un style fait sur mesure pour elle : elle sera rapide mais pas très robuste , ses armes de prédilection , le katana , le cimeterre , le fleuret, la rapière , le glaive et autres armes de ce genre. Ses mouvements seront gracieux, souples et harmonieux. Attendez, depuis tout à l’heure je la décris en utilisant le futur, mais si mon professeur disait vrai, elle EST réelle. Je continue donc, elle est patiente, possède un très grand sens de la répartie, elle décide pour elle-même mais jamais pour les autres, un esprit libre ne se laissant jamais entraver, elle se forgera sa propre opinion du monde d’après ce qu’elle ressent et non d’après ce que l’on lui dit. Assez timide, rêveuse, émotive, elle s’appelle Marie.

-Top ! C’est fini, je voudrais vous dire avant que cela ne sonne que si vous avez envie de continuer vos personnages, il vous sera possible d’écrire au salon des modifications. Demandez à l’accueil si vous ne savez pas où cela se trouve .Bien, d’après ce que je vois, les jeunes peuvent être plus inspirés que leurs aînés.

Tout en parlant, il s’était rapproché de moi et regardait, satisfait, mon travail puis poursuivit :

-Vos héros vous attendent à la sortie, prenez le temps de mieux vous connaître et d’explorer les lieux avant de vous lancer dans le combat. Je tiens à préciser également que d’autres cours, de soutien ou d’information, ont lieu régulièrement afin que vous puissiez vous intégrer facilement dans ce monde. Pour finir je m’excuse de la vitesse à laquelle tout cela est allé mais, comme on dit, rien ne vaut la pratique.

La sonnerie sonna pile à la fin de sa phrase, quelle belle coordination ! Dans un brouhaha scolaire, nous nous dépêchâmes de sortir pour découvrir, ébahis, la foule bigarrée qui nous attendait. Je distinguai parmi eux une femme féline, un homme lézard, un géant vêtu d’une armure luisante et armé d’une gigantesque hache, une troupe de petites bêtes vertes et d’autres créatures plus farfelues les unes que les autres.

-Bou !

Je sursautai en me retournant : Marie était là, en chair et en os, en train de me jauger de la tête aux pieds d’un air dubitatif.

-Plutôt pas mal, finit-elle par dire en riant, j’aurai pu être créée par pire.

Impossible, cela ne pouvait pas vraiment être elle, je n’avais fait qu’écrire, comment pourrais-je croire que cela était devenu vrai ? C’est comme si vous disiez que vous rêvez de gagner au loto et vlan ! Sans même jouer vous décrochez la cagnotte. Vous y croiriez, vous ? C’est tout de même assez dur à avaler, avouez- le. Pourtant c’est bien elle qui se tient devant moi, les mains sur les hanches, attendant sans doute que je propose quelque chose. Elle qui, devant mon absence de réaction, se mit à me secouer comme un prunier.

-Quoi ?!Balbutiai-je, qu’y a-t’il ?

- Et bien, je ne sais pas, je m’attendais à des commentaires, un regard étonné, n’importe quoi.

Je ne savais pas quoi répondre, le fait de parler à sa  « création » était assez déstabilisant. Je proposai de marcher vers un endroit plus calme. A mon grand plaisir, l’idée fut acceptée et nous commençâmes à déambuler de pièce en pièce.
Une fois la surprise passée, je cherchai un sujet de conversation à aborder, la chose pouvait sembler facile mais malheureusement ce n’était pas le cas. A force de parcourir les salles sans but, nous arrivâmes dans une immense pièce dans laquelle était accroché un gigantesque écran plat sur lequel était affichée une liste. Au vu des noms notés dessus, j’en déduisis que c’était le fameux classement. En tête de liste se trouvaient : Bernard Werber ; Maurice Druon ; Pierre Bottero ; Jack London; les frères Grimm ; Christopher Paolini ; Victor Hugo ; J.K Rowling ; Jules Verne ; Molière ainsi que d’autres noms de célébrités littéraires allant de la deuxième à la trentième place. 
Continuant notre errance en silence, nous traversâmes des rings peu orthodoxes ; de chaque côté se tenait un homme, muni d’un cahier et d’un stylo ; à côté d’eux, un ou plusieurs personnages s’échauffaient de manière traditionnelle. Je remarquai que certains disposaient d’une véritable horde de héros, un écrivain pouvait donc en écrire plusieurs, peut-être pourrais-je aussi créer un compagnon pour Marie ?

-Regarde par là, dit-elle en me montrant un ring plus grand que les autres. Je crois que c’est Pierre Bottero.

Pierre Bottero, un de mes auteurs favoris ayant écrit La quête d’Ewilan, Les mondes d’Ewilan, Le pacte des marchombres et L’Autre, tous ces titres étant des trilogies. Impossible, et pourtant, le personnage se tenant à ses côtés prouvait qu’il s’agissait bien de lui .Une jeune femme d’environ 19ans, vêtue d’une armure de cuir, les cheveux d’un noir de jais noués en queue de cheval, le corps élancé, des mouvements d’une fluidité extraordinairement harmonieuse et précise, une marchombre, et pas n’importe laquelle, Ellana. Face à elle, une pieuvre monstrueuse que je supposais, à la tête de l’homme barbu la contrôlant, issue du fameux Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne.

-Dis-moi, chuchota Marie, tu ne te serais pas un peu inspiré d’elle pour me créer ? Parce que, à part l’armure de cuir, on pourrait facilement nous confondre toutes les deux.

Il était vrai qu’elles se ressemblaient, les cheveux, la carrure, un peu du visage aussi, pourtant je n’avais en rien plagié sur elle.

-Non, répondis-je, même si des similitudes sont flagrantes, elles ne sont dues qu’au hasard et vous êtes tout de même différentes sur de nombreux autres points. Tiens, par exemple, elle a une poitrine plus grosse que la tienne !


Elle éclata de rire, un rire cristallin et communicatif. Nous partîmes, tout en riant, en quête d’un adversaire afin d‘essayer mon héroïne aux combats. Ce fut d’ailleurs lui qui nous trouva, tout habillé de noir, encapuchonné et il nous invita à l’affronter. Sans nous méfier, nous le suivîmes jusqu'à une cage dans laquelle patientait un petit garçon vêtu de vêtements de noble.




3





-Dessine-moi un chien, demanda-t-il en m’apercevant.

Je n’en revenais pas, je m’apprêtai à affronter le Petit Prince ! L’homme en noir devait donc être Antoine de St Exupéry.

-Pourquoi un chien, tu ne veux pas un mouton normalement ? lui demanda Marie en entrant à son tour dans l’arène.

-Ben non, je l’ai, mon mouton, alors maintenant je veux un chien pour lui tenir compagnie.

-Et je peux le voir, ton mouton ?

Malheureusement, Marie fut attendrie par ce petit bonhomme, quelle erreur de l’avoir faite trop sensible ! Enfin bref, une énorme boite en bois apparut près du Petit Prince. Me préparant à toute éventualité, j’attrapai le cahier posé à côté de moi et écrivis « D’un geste prudent, Marie dégaina le sabre accroché dans son dos et se prépara à combattre ».
Comme je m’y attendais, un fourreau se matérialisa et, mécaniquement, Marie effectua ce que j’avais écrit. Ne faisant pas attention à nous, notre ennemi s’approcha de la boite et l’ouvrit. Un affreux monstre n’ayant de « mouton » que le nom s’avança, il faisait trois bons mètres, sa gueule était remplie de crocs acérés (chose peu banale chez un animal normalement herbivore), ses quatre pattes s‘achevaient par de larges griffes noirâtres, la laine qui recouvrait son corps était parsemée de taches de sang, son regard assassin en disait long sur ses intentions et le grognement qu’il poussait nous renseignait assez bien sur son humeur.

-T’étais obligé de demander à voir ça ! lançai-je à mon héroïne, laquelle tremblait de tout son corps face à cette monstruosité de la nature.

Je la comprenais aisément ; même en étant hors de la cage, je ne me sentais pas vraiment rassuré. Le maître du Petit Prince, lui, jubilait, se délectant sans doute de la réaction de Marie.

-Dessine-moi un chien, répéta le Petit prince.

Je voyais difficilement mon personnage se défaire de cette créature, le meilleur moyen serait de parvenir à atteindre son jeune maître, alors peut-être le « mouton » disparaîtrait ; restait encore à trouver le moyen de le toucher.
La bête assurait au jeune inconscient une muraille bien meilleure que n’importe qu’elle armure mais aussi une puissance offensive phénoménale.

-Dessine- moi un chien !

Le voilà qui haussait la voix! Alors que mon cerveau tournait à toute allure afin de trouver une solution pour tuer cette chose ! Marie partit à l’attaque, sabre en avant, à l’assaut de la montagne de laine. Heureusement, par sa carrure, celle-ci se mouvait très lentement et n’arrivait pas à frapper son assaillante. Mais l’héroïne ne se concentrait que sur le monstre et délaissait totalement son maître, il n’y avait qu’un seul moyen de lui dire. Rouvrant le cahier, j’écrivis rapidement.

« Mais soudain, voyant que son adversaire se moquait des coups qu’elle s’acharnait à lui donner, Marie eut une idée .Cette créature avait un maître, et ce maître était vulnérable, pourquoi alors ne changerait-elle pas de cible ? Apres un dernier coup qui ne trancha que de la laine, elle changea son appui et bondit. »

L’information arriva immédiatement à destination.
Pourvu que mon idée marche !
Après une courbe aérienne parfaite, mon personnage atterrit aux côtés du Petit Pince, pivota rapidement et l’envoya au tapis par un coup de pied fulgurant. Une lumière accrochée à la cage s’alluma et les portes se rouvrirent, elle avait gagné. Autour de nous, des acclamations s’élevèrent, accompagnées d’applaudissements. Un groupe de curieux s’était réuni et n’avait pas perdu une miette de l’affrontement. Obnubilé par mon combat, je ne les avais même pas remarqués. Le vaincu, dépité, souleva le petit corps inconscient et s’en alla en silence.

-J’ai gagné, cria Marie en se jetant dans mes bras.

-Mais lâche moi, rigolai-je, tu es pleine de bave.

Un haut parleur annonça :

-L’écrivain Emmanuel passe 947ème au classement général, bravo. L’écrivain Antoine de St Exupéry rétrograde à la 1100ème place, dommage.

947ème ! Le top 30 me paraissait si loin tout à coup, les auteurs comme Jack London ou Victor Hugo n’avaient aucun souci à se faire. Ce fut pourtant Ellana « en personne » qui vint me féliciter avant de me proposer une discussion à un endroit où, dit-elle, nous serions plus tranquilles.

-Mon auteur a été choisi pour être ton guide, je suis là pour répondre à tes questions, mais pas ici.


Puis, sans vérifier si nous suivions, elle nous entraîna à nouveau dans un dédale de salles toutes semblables les unes aux autres, avec à chaque fois autant de monde.

-On est bientôt arrivés, assura-t-elle, plus que quelques pièces !

J’accueillis ses paroles avec le plus grand soulagement. Derrière moi, Marie marchait, souriante, euphorique, rayonnante. Quand enfin la marchombre s’arrêta, une salle immense s’ouvrait devant nous, à perte de vue, des tables en bois étaient disposées à intervalles réguliers, à quasiment chacune, une personne se tenait penchée au -dessus d’un cahier ou discutait avec ses héros, le stylo à la main. Des dizaines de dizaines de serveurs se hâtaient de table en table, tantôt portant un plateau débordant de nourriture, tantôt déposant délicatement des affaires d’écriture. Au centre de la pièce se trouvait une sorte de grand comptoir derrière lequel de nouveaux serveurs préparaient les diverses commandes des écrivains dans de grandes cuisines ou alors en sortant des affaires d’un dépôt.

-Voici ce que certains appellent sommairement le salon de modifications, expliqua Ellana, tu pourras ici prendre le temps de transformer certains détails de ton personnage ou même, si tu veux, en créer un deuxième .Assieds-toi, toi aussi, Marie.

Appelant l’un de ces serveurs, elle commanda  deux cahiers grand format à grands carreaux, deux stylos à bille, un crayon à papier, un Blanco, une pile de feuilles blanches et un petit sac à mettre en bandoulière.

-Tu as dit que tu étais notre guide?

-Exact, tous les nouveaux arrivants ont un accompagnateur qui doit les aider à bien s’adapter à cette dimension. Alors si tu as des questions, je suis là pour essayer d’y répondre.

-Une seule question, déclarai-je après une brève réflexion, on ne pourrait pas plutôt commander quelque chose à manger?
-Il y a deux réponses à cette question, celle du poète….

-Et celle du savant, coupai-je, oui je sais. Allez, va pour la réponse du poète.

-L’auteur doit garder l’esprit vide de tout ce qui l’entoure afin de créer ses écrits les plus beaux, les aliments ne servent à rien pour un esprit se nourrissant de phrases et s’abreuvant d’imagination.

-Et celle du savant ?

-On n’arrive à rien à part dormir quand on a le ventre plein, de plus, on ne peut pas faire correctement deux choses à la fois.




De près, la marchombre était encore plus intimidante ; il émanait d’elle une aura de puissance, On ne lisait dans son regard aucune peur, aucune inquiétude, elle affichait un visage calme et serein, tout son être transpirait la confiance en soi. Mon héroïne, elle, observait en silence, je savais cependant que je pouvais compter sur elle, car, dans sa description, j’avais aussi marqué qu’elle possédait un assez gros appétit. Le serveur revint et posa sur la table la « commande », après avoir vérifié qu’il y avait tout, Ellana commença à nous expliquer plus précisément les règles de ce jeu dans lequel je me retrouvais embarqué.

-Les combats que tu effectueras pour le moment servent seulement à t’entraîner, la vraie bataille pour la première place ne débutera pas avant plusieurs semaines. Au fait, encore bravo pour ta victoire contre St Exupéry, il était temps que quelqu’un le remette à sa place ! Ce type ne s’en prenait qu’aux nouveaux venus. Il ne gagnait pas beaucoup de places à chaque fois mais petit à petit il s’est hissé à un bon niveau dans le classement.

J’acceptai ses félicitations avec joie mais un point dans ses explications restait à éclaircir.

-Tu as parlé d’une grande guerre?

- Exact. C’est très simple, pour l’instant, les combats sont en un contre un, dans des cages, des rings ou autres terrains. Lors de la vraie bataille, les écrivains devront éliminer leurs adversaires afin d’être le dernier survivant.

-Tu veux dire que nous allons devoir nous tuer, m’exclamai-je, mais c’est barbare !

Ellana considéra ma réponse d’un air amusé avant de répondre :

-Dans ton monde, les Hommes se font bien la guerre aussi.

-Mais ce n’est pas pareil !

-Tu as raison, c’est pire dans ton monde, ici il n’y a aucune raison politique, économique ou même religieuse. Cette guerre sert à départager les auteurs, c’est une raison valable, on ne peut pas en dire autant chez toi.

Marie acquiesça, j’en déduisis qu’il ne fallait pas chercher appui de son côté.

- Et puis nous ne tuerons pas ; les perdants quitteront la zone de combat et retourneront ici afin de se préparer à la prochaine guerre ; de plus, il est interdit de faire le moindre mal aux auteurs. Le titre est remis en jeu tous les ans.

-Admettons. Mais comment veux-tu que je gagne face à des gens comme Bernard Weber ? Franchement, réfléchis ! Ou même ton maître, je n’ai aucune chance.

-Merci du compliment, dit-elle en me gratifiant d’un sourire, mais c’est là que tu te trompes, il te suffit de t’améliorer, d’améliorer ton personnage et même d’en créer des nouveaux. Evidemment, si tu m’affrontais à l’heure actuelle, je ne donnerais pas cher de ta peau, mais avec de l’entraînement je suis sûre que tu réussiras à rivaliser avec les plus grands, et puis qui sait, peut-être la chance du débutant jouera-t-elle en ta faveur ?

-On peut donc faire d’autres personnages ?

-Tu peux si tu le désires écrire autant de personnages que tu veux, ce n’est cependant pas toujours les meilleures solutions car tu devras leur donner à chacun un caractère bien à lui, lui créer une vie, une apparence, des souvenirs. Il ne suffit pas de dire « une armée de trois cents hommes », ce serait trop facile. Et puis il faut ensuite pouvoir tous les gérer, chose assez compliquée. Pour l’instant, la plus grande troupe est dirigée par Maurice Druon, elle comporte plus de soixante héros et cela fait des années qu‘il est là à travailler dessus, c’est te dire si le travail qui t’attend est ardu.

En effet, me frotter à l’auteur des Rois Maudits ne me disait vraiment rien. Mais lui comme les autres me surpassaient largement ; eux avaient fait non pas des livres mais des chefs-d’œuvre, des chefs d’œuvre qui leur permettaient d’ailleurs de faire partie des grands. Je n’étais pour ma part qu’un ado de 17ans, anonyme, écrivant par pure passion et cherchant désespérément un éditeur là où eux avaient fait leurs preuves.

-Pour l’instant tu ne possèdes qu’un seul personnage, tu es encore en apprentissage, mais sache que l’on entre dans la cour des grands à partir de six héros, c’est à ce stade que tes combats seront beaucoup plus complexes. Mais tu n’es pas encore là, et je te déconseille d’écrire autant de personnages pendant ta première année, tu pourras commencer à t’en préoccuper l’année prochaine.
Toute une année en apprentissage, l’idée ne me séduisait pas vraiment et je me voyais mal dans ce rôle.


-Mais ne désespère pas, me rassura Ellana, je t’ai vu combattre, je vois en ce moment Marie et je peux te dire que ce n’est pas n’importe quelle création. Tu as du talent, d’accord, beaucoup de monde te surpasse mais il te suffira de travailler pour t’améliorer ; engrange des connaissances, des expériences, forge-toi ton propre style et je suis sûre que tu atteindras la liste des 30 premiers, certains comme Molière ou Maupassant ne tiendront pas le coup si tu les attaques avec tout ce que tu peux faire.

Elle avait réussi à me réconforter avec ses paroles, je me sentais ragaillardi et étais prêt à tout pour que ce qu’elle dise se réalise.

-Sur ce, je dois te laisser ! Une dernière chose, utilise le grand cahier pour écrire tes vrais héros, le petit pour les objets ou des ordres et enfin les feuilles volantes pour les idées ou si tu n’as vraiment rien d’autre.

Puis, ne me laissant même pas le temps de répondre, elle tourna les talons et partit. Je ne savais pas vraiment quoi faire, Ellana m’avait conseillé de ne pas m’enflammer à faire trop de personnages et de renforcer ceux déjà existants, mais aucune idée ne m’apparaissait. M’endurcir de mes expériences? Pour l’instant l’image de cette ignominie animale appelée moutons m’écœurait, je ne verrai plus jamais le Petit Prince sous le même angle.

-J’ai faim, maugréai-je.

-Moi aussi, avoua Marie.

Selon la marchombre, on ne pouvait rien faire de bien après manger ; d’après moi, on ne pouvait rien faire du tout si on mourait de faim. C’est avec cette résolution que j’attrapai une feuille blanche :

« Là, posé sur la table, un délicieux hamburger attendait d’être mangé ».

Mes écrits se réalisèrent, mon plat s’était matérialisé sur la table ; j’allais le dévorer quand une voix nasillarde me dit :

-Tout doux garçon, tu es sûre que tu veux me manger ?

Comment était-ce possible, la voix venait du hamburger, j’avais créé un sandwich doué de parole.

-C’est marrant ça, rigola Marie en poussant du doigt l’aliment parlant.

-Calme toi petite … arrête voyons, tu commences à me taper sur le steak, tu vas te prendre un coup de tomate, faudra pas te demander d’où il vient !

Mon héroïne ne s’arrêta pas et, au bout d’un moment, le pauvre hamburger me supplia de le manger. Mettant de côté mon estomac qui criait famine, je rayai les phrases ayant fait apparaître cette chose et, instantanément, celui-ci s’évapora. Note à moi-même : ne jamais plus utiliser la personnification pour décrire un objet, un hamburger ne peut pas attendre quelque chose puisqu’il n’est pas vivant !

-J’ai toujours faim, commenta Marie.

-Nourris-toi de phrases !

Ma boutade lui tira un sourire ; au moins, elle se taisait. En me penchant sur un des grands livres que le serveur avait amené, je notai que les premières pages étaient remplies de la description de Marie et de son combat contre St Exupéry.

-Tant que je suis sur ton cahier, demandai-je, tu veux que je change un truc?

- Une autre arme en plus du sabre ! Tu m’as créée avec la possibilité d’en tenir une dans chaque main !

-D’accord, tu veux quoi ? Un arc ? Une hache ? Un fléau peut-être ? Un sabre ? Une rapière, un autre katana, un espadon, un cimeterre, une dague ?

-Mmm…Une hache, c’est assez barbare et pas très féminin ; un fléau non plus. Un arc n’est pas à une main. Une autre épée ?Mmm, oui ça pourrait être pas mal, je suis par contre pas très chaude pour la rapière, l’espadon est trop gros et trop lourd, deux katana ?…non, plus trop le choix, va pour le cimeterre !

J’imagine ce que vous vous dites : «  et ben elle n’est pas chiante du tout ? », que voulez vous, c’est une fille (je sens que ce commentaire va m’attirer les foudres de mes lectrices et je m’en excuse).

-D’accord mais cela ne serait pas mieux deux cimeterres plutôt qu’un katana et un cimeterre ?

Sans attendre sa réponse, je rayai son arme actuelle et la remplaçai par la nouvelle, prenant cette fois soin des détails esthétiques, rendant le sabre oriental plus à l’image de sa future propriétaire.

« La lame recourbée brillait sous la lumière crue des lampes accrochées au plafond. Son pommeau, d’une blancheur immaculée, était parcouru d’arabesques aux traits noirs fins. La lame courbe ne comportait aucune imperfection, on pouvait lire sur la garde le nom de « Marie », écrit d’une écriture manuscrite en lettres d’or. Posé à côté, un deuxième cimeterre quasiment identique reflétait la lumière de la même manière, et, mis à part son pommeau noir et les arabesques blanches, il ressemblait en tout point au premier. »

Le résultat était encore mieux que je ne l’aurais cru ; Marie examina délicatement l’un des cimeterres :

-C’est magnifique, lâcha-t-elle.

Le compliment me fit chaud au cœur, c’était sans doute la première personne qui complimentait mon travail. Mais je ne voulais pas perdre de temps. Dès que Marie reposa ses armes, je proposai d’aller visiter ce nouveau monde qui m’était totalement inconnu.
Cependant, les couloirs et les salles se ressemblaient toutes sans oublier le flot d’écrivains et de héros qui ne diminuait pas et qui, tel un courant, nous emportait de droite à gauche, si bien que nous nous perdîmes en route, incapables de retrouver le chemin jusqu‘au salon des modifications.
Au bout d’un moment, fatigués de lutter contre le courant d’auteurs, mon héroïne et moi fîmes une pause dans une pièce un peu moins bondée et plus large que les autres. Des combats avaient lieu dans plusieurs arènes, mais mon attention se porta sur une étrange personne qui, debout sur une table, semblait faire un long discours. En m’approchant je ne pus entendre que la fin de ce qu’elle disait :

-Amis ! Ne soyez pas les victimes de l’administration, rejoignez-nous, nous les poètes, afin de lutter pour notre indépendance! Prenons les armes et battons-nous !

L’homme passa ensuite parmi les auteurs pour distribuer des prospectus. Pendant qu’il offrait ses tracts aux passants, une brigade de héros débarqua à l’autre bout de la salle. Ils portaient tous un uniforme noir et blanc avec un insigne cousu sur la manche ; tous étaient réunis autour d’un personnage plus imposant et qui ressemblait à un minotaure. Celui-ci leur donnait des instructions tout en montrant le crieur public du doigt. Le désigné n’avait encore rien remarqué, et poursuivait sa distribution auprès des auteurs qui ne semblaient pas très convaincus de son discours. Lorsqu’il aperçut les personnages qui couraient vers lui, l’homme paniqua et s’enfuit en courant ; il fut rattrapé sans difficulté par un héros centaure qui le ligota en un rien de temps. Le chef de la brigade rejoignit le prisonnier d’un pas tranquille et s’agenouilla devant lui. Etant juste à côté, j’entendis parfaitement la conversation :

-Alors comme ça, on fomente une rébellion contre l‘administration ?

Il rigola bruyamment.

- Rigole, animal, moque-toi, mais un jour vous verrez, un jour, vous regretterez de ne pas nous avoir donné notre indépendance quand vous le pouviez !

La créature soupira longuement, puis, se relevant, appela un de ses subordonnés qui lui donna un petit calepin.

-Je vois là-dessus que ce n’est pas la première fois que tu es arrêté en train de préparer une révolution. Je suis désolé mais tu vas devoir nous suivre, tu seras jugé pour tentative de coup d’Etat et tu risques de payer pour tous tes petits copains révolutionnaires.

Le captif ne réagissait pas, se contentant de lancer des regards assassins aux « policiers ». Après un dernier soupir, le minotaure ordonna à ses hommes d’amener le détenu en captivité où il attendrait d’être jugé pour ses actes.

-Ne t’avise surtout pas de faire comme lui, me glissa Marie alors que nous nous éloignions, je n’ai aucune envie de te voir te faire arrêter.

Je la rassurai en lui disant que l’idée ne m’avait même pas traversé l’esprit. En revanche, nous étions toujours perdus. Nous nous décidâmes enfin à demander notre chemin à un des auteurs qui passaient, lequel nous indiqua la direction à suivre et nous marqua même l’itinéraire sur une feuille. Grâce à ces indications, nous pûmes retrouver le chemin rapidement, et ce fut avec un soulagement immense que je m’affalai sur une chaise en commandant des rafraîchissements à un serveur. Mon héroïne était également fatiguée et posa ses lourdes armes sur la table:

-Tu n’imagines pas combien c’est lourd de marcher avec ça, se lamenta-t-elle. Tu n’as pas la possibilité de les alléger un peu?

-Si je les allège, cela veut dire que je les fragilise aussi ! Tu préfères qu’elles volent en éclats lorsque tu te bats ?

Elle n’eut pas l’occasion de répondre, derrière elle, un rugissement caverneux interrompit notre conversation. Tous les auteurs se retournèrent vers la chose qui venait de pousser ce cri ; il s’agissait d’un personnage à quelques tables de nous. Le héros, en prise avec ce qui ressemblait à une crise de folie, se mit à attaquer les autres personnages de son écrivain, lesquels ne purent absolument rien faire face à la rage du samouraï. Quand il eut fini avec ses anciens compagnons, l’épéiste se mit en quête d’un nouvel adversaire, malheureusement, son regard se posa sur Marie et sur ses cimeterres. D’une démarche assurée, il se dirigea vers elle, le sabre à la main. Son kimono noir taché de sang et ses yeux rouges entourés de gros cernes lui donnaient un air peu rassurant. Ma guerrière ne se laissa pas impressionner pour autant ; ramassant ses armes, elle avança à la rencontre de son ennemi.
Une fois face à face, les deux duellistes se jaugèrent du regard, d’un mouvement lent, ils se mirent en garde, sans jamais se quitter des yeux ; lorsque l‘un d’entre eux faisait un pas vers la gauche, l‘autre l‘imitait, si l‘un avançait, l‘autre reculait. Cette étrange chorégraphie se poursuivit un long moment, chacun guettait un faux pas de la part de son adversaire, les muscles bandés, l’épée prête à fendre l’air, une simple erreur de pas ou même une seconde de distraction suffirait à lancer l‘affrontement.
Lors d’un pas en arrière, Marie marcha sur un morceau de bois, issu des tables brisées par le samouraï, et fut déstabilisée un court instant ; son ennemi n’en demandait pas plus, avec une sauvagerie sans borne, il fondit sur la guerrière et lui porta le premier coup. L’héroïne bloqua l’attaque et s’empressa de répliquer. L’auteur du bretteur avait beau lui ordonner d’arrêter, son héros refusait de l’écouter, au contraire, les injonctions de son maître semblaient attiser la haine du combattant. L’arme du personnage s’assombrissait à vue d’œil, la lame était petit à petit enveloppée d’une fumée obscure, ses vêtements se déchiraient progressivement, remplacés par un épais voile noir, au fur et à mesure de sa transformation, le héros devenait de plus en plus terrifiant.
Mon héroïne lança un assaut avant la fin de la métamorphose. Ses lames ne fauchèrent que du vide, l’homme avait sauté au-dessus d’elle, et retombait dans son dos. Marie se retourna à toute vitesse, juste à temps pour parer un coup porté vers son visage, mais le guerrier ne s’arrêta pas là, attrapant le cimeterre de sa main libre, il décocha à mon héroïne un coup de pied fulgurant qui la fit lâcher son épée et valser à deux mètres. Se relevant tant bien que mal, ma guerrière repartit à la charge, ne se battant désormais qu’avec une seule arme. La deuxième offensive ne fut pas beaucoup plus concluante que la première, le samouraï n’eut aucun mal à éviter le coup et à mener une deuxième contre-attaque que Marie n’esquiva qu’au dernier moment.
Mon héroïne était sans doute trop lente, d’autant plus qu’elle n’était pas encore habituée à ses armes, aussi décidai-je d’effectuer les changements qu’elle m’avait demandés plus tôt sur une feuille volante. La lame du cimeterre s’affina, le manche de l‘arme se perça de trou, ce qui, je l’espérai, permettrait d’augmenter la vitesse de l‘héroïne. En effet, les attaques s’enchaînaient plus vite, et si elles ne parvenaient pas à percer la défense de l’escrimeur, au moins ma guerrière maniait l’arme avec plus de facilité et réussissait ainsi à se défendre plus efficacement.
La fureur du héros continuait de grandir, son aura de folie commençait à se répandre parmi les autres personnages alentour, plusieurs d’entre eux présentaient les premiers symptômes de rébellion contre leurs auteurs. Des combats éclatèrent un peu partout dans la salle. Ne pouvant rien faire, les écrivains se réfugiaient derrière des barricades de tables grossièrement érigées pendant que leurs protagonistes s’affrontaient entre eux. De son côté, Marie commençait elle aussi à être atteinte par la démence dégagée par l’escrimeur, malgré les coups qu’elle recevait, à chaque fois elle repartait se battre, un sourire carnassier aux lèvres et une lueur meurtrière dans le regard. Les deux démons prenaient un plaisir malsain à s’affronter, les blessures qu’ils s’infligeaient ne faisaient qu’augmenter leur soif de sang. Des filaments noirs grimpaient le long du bras de mon héroïne, si je ne faisais rien, elle finirait par être comme son opposant.


Ce que je vis en ouvrant le cahier de Marie me glaça d’effroi. Sur le papier, chaque ligne était devenue de long serpents d’encre et de lettres ne cherchant qu’à avaler la ligne adjacente, des pages entières n’étaient plus qu’un immense champ de bataille où les phrases s’entre- dévoraient, enfin certaines feuilles étaient désolément vides, des cadavres de lettres, dispersées ça et là, témoignaient des combats qui avaient eu lieu peu de temps auparavant.
Je ne pouvais rien faire, mon héroïne s’autodétruisait de l’intérieur et la seule chose que je pouvais faire était de me réfugier avec les autres auteurs dans leur camp de fortune.
Aucun d’entre nous n’était blessé, les héros ne s’en prenaient qu’à leurs semblables, pour autant nous ne souhaitions pas être pris dans leur combat.
Devant l’incompréhension générale, un auteur ayant déjà vécu cette expérience nous expliqua ce qui se passait :

-Nous sommes face à une bande de héros devenu fous. Cette folie est causée par une seule chose, les fautes d’orthographe, de grammaire ou de conjugaison qui se trouvent dans vos descriptions de personnages. Normalement, pour rendre un héros fou, il faut un nombre de fautes énorme, je tiens d’ailleurs à féliciter l’auteur qui a déclenché tout cela, s’il est ici je lui conseille vivement de voir un correcteur dans les plus brefs délais qui suivront la fin de cette agitation. Pour l’instant nous ne pouvons qu’attendre, la sécurité ne devrait pas tarder à arriver, sinon, il faudra patienter jusqu’à ce que tous les personnages se soient entretués.

Attendre m’était insupportable, heureusement, les brigades de sécurité ne tardèrent pas à arriver et à embarquer tous les héros aliénés. Ils éprouvèrent cependant quelques difficultés à arrêter le duel entre Marie et le samouraï, plusieurs policiers furent repoussés violemment en tentant de s’interposer entre les deux. Finalement, à force de persévérance, les escrimeurs furent stoppés et emmenés à leur tour sous bonne escorte. Un policier nous invita à le suivre afin de récupérer nos personnages après qu’ils furent guéris et corrigés...

La Salle dans laquelle nous attendions ressemblait à si méprendre à un salle d’attente d’hôpital. Au-dessus des portes par lesquelles étaient entrés nos héros, une lumière rouge signalait qu’une opération avait lieu. Quand la lumière s’éteignait, un homme en blouse blanche venait appeler un auteur, celui-ci se levait et partait de l’autre côté des portes. Lorsqu’ enfin mon tour arriva, je tremblais de tous mes membres, l’infirmier me conduisit dans une salle où se trouvait ma guerrière ; là, l’homme nous laissa seuls.
Honteuse de son comportement, Marie s’empressa de s’excuser ; je la consolai en lui avouant qu’en réalité c’était en partie de ma faute, et de celle d’un autre auteur encore plus nul en orthographe que moi… bref qu’elle n’avait aucun souci à se faire.
Sur ce nous décidâmes de retourner au salon des modifications. Celui-ci avait été totalement rangé, rien ne laissait croire qu’une révolte avait eu lieu ici.

-Quand même je suis sûre que j’aurais fini par gagner !

Je n’en étais pas si sûr ; le problème que l’héroïne avait rencontré m’amena à un autre sujet.

-Tu aurais eu plus de chance avec quelqu’un pour te couvrir.

-Comment ça?
Je sortis le cahier vierge de mon sac et le posai sur la table.

-Je pensais créer un autre personnage spécialisé dans le combat à distance…

Marie acquiesça, et, sans plus attendre, je me mis au travail et écrivis un nouveau héros.







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