De l’esprit des
écrivains sont nés des livres, des best-sellers. De l’esprit des
peintres sont sortis des tableaux magnifiques et des toiles de maître
qui restèrent gravés dans l’Histoire. Les Poètes enfantèrent
des vers de légende. Les noms de certains danseurs traversèrent les
années.
Mais les artistes
détenaient une telle imagination que bientôt le monde dans lequel
ils se trouvaient ne leur suffisait plus, exposer leurs œuvres ne
leur paraissait pas suffisant. Ils allèrent encore plus loin, ils
pensèrent à un endroit où leurs disciplines ne seraient plus que
des lettres sur une page, des couleurs sur une toile, des pas
reproduits mainte et mainte fois. De là naquit le monde des libres
artistes. Là, on pouvait voir de nos yeux gambader « le petit
chien » au fil des notes de Chopin, on pouvait se tenir devant
Le Cri de Munch, devenu personnage de chair et d’os, on
pouvait croiser Gavroche au détour d’un couloir, chantant sa
chanson à tue-tête, les tournesols de Van Gogh trônaient sur un
piédestal dans une salle, à la vue des passants.
Chaque personne
possédant assez d’imagination pour atteindre ce monde se
retrouvait embarquée dans une guerre interminable. Une guerre ?
Non, disons plutôt un concours, un classement, une compétition
perpétuelle où tous opposaient leurs créations afin de se
démarquer des autres. Personne ne sait qui a créé ce monde au
début ni comment il fut créé, toujours est-il que celui-ci ne
craignait aucune critique et ne possédait comme limite que celles
que l’on se fixait. Anonyme et grande figure, vivants comme morts,
tous s’affrontaient afin d’être reconnus par leurs confrères.
1
Comment expliquer ce qui
m’arrivait, comment exprimer ce qui venait de se passer. Etait-ce
un rêve, cela en avait tout l’air : un long couloir en
pierres blanches, un sol en dalles de la même couleur, et surtout,
une foule bigarrée évoluant dans toutes les directions. Des hommes,
des femmes, de toutes leurs couleurs et de toutes les nationalités,
des êtres humains et des créatures fantastiques qui se côtoyaient
dans la plus grande normalité. Personne ne s’étonnait de voir
passer un chevalier en armure accompagné de ce qui ressemblait à
une boule de magma en fusion avec des jambes ! Ici une espèce de
troll portait un vase contenant un énorme poisson chat, là une
femme grondait un chat parce qu’il se battait avec un arbre vivant
! Cela ne pouvait être qu’un rêve, mais mon Dieu où étais-je
tombé, et pourquoi est-ce qu’un loup garou me regardait étonné,
comme si ma présence le choquait. Plutôt que de céder à la
panique, je préférai rester appuyé contre un mur en attendant de
me réveiller. Quel que soit ce songe, il ne pourrait pas durer
éternellement.
Mon dernier souvenir
« normal » remontait à cet après-midi, je me trouvais
tranquillement étendu sur un transat, profitant des premiers jours
des vacances pour me reposer. Le soleil réchauffait ma peau et rien
dans mon jardin ne pouvait me déranger, aussi je m’endormis
rapidement, un profond sommeil empli de rêves comme celui où je me
trouvais. Mais plus le temps avançait, et plus l’hypothèse du
rêve devenait bancale, même en me pinçant ou en m’assenant des
gifles monumentales, le décor ne changeait pas d’un pouce. Les
passants me regardaient me frapper avec un air amusé, mais je m’en
fichais totalement, seul comptait mon réveil. « Lucid dream »,
voila comment se nommait le phénomène dont j’étais victime et
visiblement, dans ce domaine onirique, ma seule option était
d’attendre.
Cela faisait déjà près
d’un quart d’heure que je patientais lorsque qu’une voix
résonna derrière moi :
-Es-tu nouveau ici,
petit? Tu sembles perdu, serait-ce la première fois que tu arrives
ici ?
Mon cœur bondit dans ma
poitrine, je me retournai en sursaut et observai l‘individu qui
venait de me parler. Il s‘agissait d‘un homme de grande taille et
de carrure imposante, des cheveux bruns courts encadraient un visage
carré et d‘épaisses lunettes noires cachaient ses yeux. Le
colosse me rassura d’un sourire et me demanda de le suivre. Il
m’amena auprès d’une sorte de grand guichet derrière lequel une
vieille femme remplissait une pile de papiers. Mon guide abattit son
énorme poing sur le comptoir afin d’attirer l’attention de la
secrétaire.
-Clarisse ! Tonna-t-il,
voici un nouveau, donne-lui donc un formulaire et fais-le assister à
un cours d’initiation !
La femme râla bruyamment
avant de me tendre un questionnaire pour le moins atypique. En effet,
bien que les premières questions, portent sur les thèmes
habituels : âge; genre; nationalité ; profession, la suite du
questionnaire m’interrogeait sur le genre des livres et des
histoires que j’écrivais. Après avoir rempli le formulaire,
Clarisse m’indiqua une porte puis se replongea dans ses propres
papiers. Je me dirigeai donc seul vers la salle ; à
l’intérieur, une dizaine de personnes attendaient, discutant entre
eux. Chacun allait de son hypothèse au sujet de ce monde, pour ma
part, il me fallait admettre que l’endroit où je me trouvais
n’était bel et bien pas un rêve.
2
Un homme entra, vêtu
d’une blouse noire et portant une pile de papiers dont il se
déchargea sur une table ; il nous demanda d’attraper une
chaise et de nous asseoir en silence. Malgré notre incompréhension,
nous obéîmes.
-Bien, déclara-t-il,
Bienvenue aux nouveaux concurrents, pendant environ une heure, je
serai votre professeur et vous expliquerai la raison ainsi que le but
de votre présence ici.
Un court instant, je
m’apprêtai à assister à un cours alors que les vacances
commençaient à peine! Cependant, ce lieu m’intriguait assez pour
supporter une leçon supplémentaire, aussi écoutai-je avec la plus
grande attention.
-Je vous préviens tout
de suite que je ne répondrai à aucune question. Alors, vous êtes
ici au monde des libres artistes, ici, tous les écrivains,
romanciers, auteurs en tout genre, font s’affronter leurs héros
afin d‘obtenir le trophée du meilleur auteur. Vous allez vous
aussi vous battre dans ce but. Quand je vous le demanderai, tout à
l’heure, vous décrirez tous un héros ou une héroïne qui sera
issu ou de votre imagination ou de vos livres. Inutile de vous dire
que de nombreuses personnes ici sont parmi les plus grands du monde
réel, vous affronterez sûrement des gens morts dans le monde réel,
comme Jules Verne, Corneille ou même Victor Hugo. Ne vous
inquiétez pas, vous avez tous vos chances, au cours des duels, vous
vous améliorerez, perfectionnerez votre style afin de pouvoir mettre
en déroute vos adversaires. Pendant que vous êtes ici à m’écouter,
le corps que vous avez laissé dans l’autre monde continue de vivre
comme si de rien n’était et n’est même pas conscient de cette
dimension. A tout moment il vous sera possible d’y retourner afin
de vous changer les idées pour revenir par la suite .Pour plus
de détails, demandez à notre charmante standardiste, Clarisse,
laquelle, j’en suis sûr, se fera un plaisir de …
La dénommée
standardiste fit soudain irruption dans la salle, un papier à la
main.
-C’est qui le petit
rigolo qui a marqué Georges Pompidou comme étant son nom !!
Une main se leva trois
rangs devant moi…
-Alors c’est toi, le
petit merdeux ! Tu imagines, si tout le monde faisait comme
toi ! Non mais où on va ! Tu m’as flingué ma bonne
humeur, j’espère que t’es content ! Si je revois une ânerie
dans le genre, je vous préviens que ça va mal aller !
Puis elle partit aussi
brutalement qu’elle était arrivée. Visiblement habitué à ces
sautes d’humeur, notre « professeur » reprit ses
explications :
-Les débuts seront
difficiles mais vous verrez, on prend vite la main, vos combats se
passeront très simplement, vos héros s’affronteront dans une
arène, vous pourrez si vous le souhaitez y entrer aussi, mais sachez
que les auteurs n’ont en aucun cas le droit de vous battre, seuls
les héros y sont autorisés. Durant le combat, les personnages
s’affronteront jusqu’à la mort ou jusqu’à l’abandon d’un
des deux camps, vous pouvez également personnaliser les conditions
de victoire avec votre adversaire avant le début du match. Il vous
sera également possible pendant l’affrontement de créer des
objets ou des détails du décor pour aider vos personnages, mais
attention, il est impossible de modifier le héros adverse ou de
provoquer sa mort directement en écrivant par exemple une chute de
météorite ou un énorme rocher qui lui tomberait dessus.
Il continua son « cours »
pendant environ une dizaine de minutes encore, puis nous distribua à
chacun une pile de feuilles et nous demanda d’écrire, pendant le
reste de l’heure, la description physique et morale d’un
personnage. J’étais désormais certain qu’il ne s’agissait pas
d’un rêve, et, passant outre la question qui me taraudait depuis
mon arrivée « Mais qu’est ce que je fais ici ? »,
je commençai ma création.
Mon héros sera UNE
héroïne ; pour son physique et son mental, rien de plus
facile, ce seront ceux de l’héroïne de mes histoires. Elle aura
de longs cheveux noirs lui retombant en cascade dans le dos, des yeux
couleur ambre, un regard troublant alliant beauté et mystère, un
esprit libre, rebelle, un poil espiègle, un corps fin et élancé,
la peau très claire, des mensurations moyennes, ce ne sera pas une
top modèle siliconée mais pas une planche à pain, tout de même.
Apres avoir défini les points importants, il me fallait améliorer
les détails , peaufiner chaque trait de sa personnalité , modeler
ses traits le plus précisément possible , la rendre intelligente
mais pas trop , pas une savante mais pas une débile non plus
.D’après mon pseudo prof , elle devrait combattre, je lui
inculquai donc des notions de combat et développai un style fait sur
mesure pour elle : elle sera rapide mais pas très robuste , ses
armes de prédilection , le katana , le cimeterre , le fleuret, la
rapière , le glaive et autres armes de ce genre. Ses mouvements
seront gracieux, souples et harmonieux. Attendez, depuis tout à
l’heure je la décris en utilisant le futur, mais si mon professeur
disait vrai, elle EST réelle. Je continue donc, elle est patiente,
possède un très grand sens de la répartie, elle décide pour
elle-même mais jamais pour les autres, un esprit libre ne se
laissant jamais entraver, elle se forgera sa propre opinion du monde
d’après ce qu’elle ressent et non d’après ce que l’on lui
dit. Assez timide, rêveuse, émotive, elle s’appelle Marie.
-Top ! C’est fini,
je voudrais vous dire avant que cela ne sonne que si vous avez envie
de continuer vos personnages, il vous sera possible d’écrire au
salon des modifications. Demandez à l’accueil si vous ne savez pas
où cela se trouve .Bien, d’après ce que je vois, les jeunes
peuvent être plus inspirés que leurs aînés.
Tout en parlant, il
s’était rapproché de moi et regardait, satisfait, mon travail
puis poursuivit :
-Vos héros vous
attendent à la sortie, prenez le temps de mieux vous connaître et
d’explorer les lieux avant de vous lancer dans le combat. Je tiens
à préciser également que d’autres cours, de soutien ou
d’information, ont lieu régulièrement afin que vous puissiez vous
intégrer facilement dans ce monde. Pour finir je m’excuse de la
vitesse à laquelle tout cela est allé mais, comme on dit, rien ne
vaut la pratique.
La sonnerie sonna pile à
la fin de sa phrase, quelle belle coordination ! Dans un
brouhaha scolaire, nous nous dépêchâmes de sortir pour découvrir,
ébahis, la foule bigarrée qui nous attendait. Je distinguai parmi
eux une femme féline, un homme lézard, un géant vêtu d’une
armure luisante et armé d’une gigantesque hache, une troupe de
petites bêtes vertes et d’autres créatures plus farfelues les
unes que les autres.
-Bou !
Je sursautai en me
retournant : Marie était là, en chair et en os, en train de me
jauger de la tête aux pieds d’un air dubitatif.
-Plutôt pas mal,
finit-elle par dire en riant, j’aurai pu être créée par pire.
Impossible, cela ne
pouvait pas vraiment être elle, je n’avais fait qu’écrire,
comment pourrais-je croire que cela était devenu vrai ? C’est
comme si vous disiez que vous rêvez de gagner au loto et vlan !
Sans même jouer vous décrochez la cagnotte. Vous y croiriez, vous ?
C’est tout de même assez dur à avaler, avouez- le. Pourtant c’est
bien elle qui se tient devant moi, les mains sur les hanches,
attendant sans doute que je propose quelque chose. Elle qui, devant
mon absence de réaction, se mit à me secouer comme un prunier.
-Quoi ?!Balbutiai-je,
qu’y a-t’il ?
- Et bien, je ne sais
pas, je m’attendais à des commentaires, un regard étonné,
n’importe quoi.
Je ne savais pas quoi
répondre, le fait de parler à sa « création »
était assez déstabilisant. Je proposai de marcher vers un endroit
plus calme. A mon grand plaisir, l’idée fut acceptée et nous
commençâmes à déambuler de pièce en pièce.
Une fois la surprise
passée, je cherchai un sujet de conversation à aborder, la chose
pouvait sembler facile mais malheureusement ce n’était pas le cas.
A force de parcourir les salles sans but, nous arrivâmes dans une
immense pièce dans laquelle était accroché un gigantesque écran
plat sur lequel était affichée une liste. Au vu des noms notés
dessus, j’en déduisis que c’était le fameux classement. En tête
de liste se trouvaient : Bernard Werber ; Maurice Druon ;
Pierre Bottero ; Jack London; les frères Grimm ;
Christopher Paolini ; Victor Hugo ; J.K Rowling ;
Jules Verne ; Molière ainsi que d’autres noms de célébrités
littéraires allant de la deuxième à la trentième place.
Continuant notre errance
en silence, nous traversâmes des rings peu orthodoxes ; de
chaque côté se tenait un homme, muni d’un cahier et d’un
stylo ; à côté d’eux, un ou plusieurs personnages
s’échauffaient de manière traditionnelle. Je remarquai que
certains disposaient d’une véritable horde de héros, un écrivain
pouvait donc en écrire plusieurs, peut-être pourrais-je aussi créer
un compagnon pour Marie ?
-Regarde par là,
dit-elle en me montrant un ring plus grand que les autres. Je crois
que c’est Pierre Bottero.
Pierre Bottero, un de mes
auteurs favoris ayant écrit La quête d’Ewilan, Les
mondes d’Ewilan, Le pacte des marchombres et L’Autre,
tous ces titres étant des trilogies. Impossible, et pourtant, le
personnage se tenant à ses côtés prouvait qu’il s’agissait
bien de lui .Une jeune femme d’environ 19ans, vêtue d’une armure
de cuir, les cheveux d’un noir de jais noués en queue de cheval,
le corps élancé, des mouvements d’une fluidité
extraordinairement harmonieuse et précise, une marchombre, et
pas n’importe laquelle, Ellana. Face à elle, une pieuvre
monstrueuse que je supposais, à la tête de l’homme barbu la
contrôlant, issue du fameux Vingt mille lieues sous les mers
de Jules Verne.
-Dis-moi, chuchota Marie,
tu ne te serais pas un peu inspiré d’elle pour me créer ?
Parce que, à part l’armure de cuir, on pourrait facilement nous
confondre toutes les deux.
Il était vrai qu’elles
se ressemblaient, les cheveux, la carrure, un peu du visage aussi,
pourtant je n’avais en rien plagié sur elle.
-Non, répondis-je, même
si des similitudes sont flagrantes, elles ne sont dues qu’au hasard
et vous êtes tout de même différentes sur de nombreux autres
points. Tiens, par exemple, elle a une poitrine plus grosse que la
tienne !
Elle éclata de rire, un
rire cristallin et communicatif. Nous partîmes, tout en riant, en
quête d’un adversaire afin d‘essayer mon héroïne aux combats.
Ce fut d’ailleurs lui qui nous trouva, tout habillé de noir,
encapuchonné et il nous invita à l’affronter. Sans nous méfier,
nous le suivîmes jusqu'à une cage dans laquelle patientait un petit
garçon vêtu de vêtements de noble.
3
-Dessine-moi un chien,
demanda-t-il en m’apercevant.
Je n’en revenais pas,
je m’apprêtai à affronter le Petit Prince ! L’homme en
noir devait donc être Antoine de St Exupéry.
-Pourquoi un chien, tu ne
veux pas un mouton normalement ? lui demanda Marie en entrant à son
tour dans l’arène.
-Ben non, je l’ai, mon
mouton, alors maintenant je veux un chien pour lui tenir compagnie.
-Et je peux le voir, ton
mouton ?
Malheureusement, Marie
fut attendrie par ce petit bonhomme, quelle erreur de l’avoir faite
trop sensible ! Enfin bref, une énorme boite en bois apparut
près du Petit Prince. Me préparant à toute éventualité,
j’attrapai le cahier posé à côté de moi et écrivis « D’un
geste prudent, Marie dégaina le sabre accroché dans son dos et se
prépara à combattre ».
Comme je m’y attendais,
un fourreau se matérialisa et, mécaniquement, Marie effectua ce que
j’avais écrit. Ne faisant pas attention à nous, notre ennemi
s’approcha de la boite et l’ouvrit. Un affreux monstre n’ayant
de « mouton » que le nom s’avança, il faisait trois
bons mètres, sa gueule était remplie de crocs acérés (chose peu
banale chez un animal normalement herbivore), ses quatre pattes
s‘achevaient par de larges griffes noirâtres, la laine qui
recouvrait son corps était parsemée de taches de sang, son regard
assassin en disait long sur ses intentions et le grognement qu’il
poussait nous renseignait assez bien sur son humeur.
-T’étais obligé de
demander à voir ça ! lançai-je à mon héroïne, laquelle
tremblait de tout son corps face à cette monstruosité de la nature.
Je la comprenais
aisément ; même en étant hors de la cage, je ne me sentais
pas vraiment rassuré. Le maître du Petit Prince, lui, jubilait, se
délectant sans doute de la réaction de Marie.
-Dessine-moi un chien,
répéta le Petit prince.
Je voyais difficilement
mon personnage se défaire de cette créature, le meilleur moyen
serait de parvenir à atteindre son jeune maître, alors peut-être
le « mouton » disparaîtrait ; restait encore à
trouver le moyen de le toucher.
La bête assurait au
jeune inconscient une muraille bien meilleure que n’importe qu’elle
armure mais aussi une puissance offensive phénoménale.
-Dessine- moi un chien !
Le voilà qui haussait la
voix! Alors que mon cerveau tournait à toute allure afin de trouver
une solution pour tuer cette chose ! Marie partit à l’attaque,
sabre en avant, à l’assaut de la montagne de laine. Heureusement,
par sa carrure, celle-ci se mouvait très lentement et n’arrivait
pas à frapper son assaillante. Mais l’héroïne ne se concentrait
que sur le monstre et délaissait totalement son maître, il n’y
avait qu’un seul moyen de lui dire. Rouvrant le cahier, j’écrivis
rapidement.
« Mais soudain,
voyant que son adversaire se moquait des coups qu’elle s’acharnait
à lui donner, Marie eut une idée .Cette créature avait un maître,
et ce maître était vulnérable, pourquoi alors ne changerait-elle
pas de cible ? Apres un dernier coup qui ne trancha que de la
laine, elle changea son appui et bondit. »
L’information arriva
immédiatement à destination.
Pourvu que mon idée
marche !
Après une courbe
aérienne parfaite, mon personnage atterrit aux côtés du Petit
Pince, pivota rapidement et l’envoya au tapis par un coup de pied
fulgurant. Une lumière accrochée à la cage s’alluma et les
portes se rouvrirent, elle avait gagné. Autour de nous, des
acclamations s’élevèrent, accompagnées d’applaudissements. Un
groupe de curieux s’était réuni et n’avait pas perdu une miette
de l’affrontement. Obnubilé par mon combat, je ne les avais même
pas remarqués. Le vaincu, dépité, souleva le petit corps
inconscient et s’en alla en silence.
-J’ai gagné, cria
Marie en se jetant dans mes bras.
-Mais lâche moi,
rigolai-je, tu es pleine de bave.
Un haut parleur annonça :
-L’écrivain Emmanuel
passe 947ème au classement général, bravo. L’écrivain Antoine
de St Exupéry rétrograde à la 1100ème place, dommage.
947ème ! Le
top 30 me paraissait si loin tout à coup, les auteurs comme Jack
London ou Victor Hugo n’avaient aucun souci à se faire. Ce fut
pourtant Ellana « en personne » qui vint me
féliciter avant de me proposer une discussion à un endroit où,
dit-elle, nous serions plus tranquilles.
-Mon auteur a été
choisi pour être ton guide, je suis là pour répondre à tes
questions, mais pas ici.
Puis, sans vérifier si
nous suivions, elle nous entraîna à nouveau dans un dédale de
salles toutes semblables les unes aux autres, avec à chaque fois
autant de monde.
-On est bientôt arrivés,
assura-t-elle, plus que quelques pièces !
J’accueillis ses
paroles avec le plus grand soulagement. Derrière moi, Marie
marchait, souriante, euphorique, rayonnante. Quand enfin la
marchombre s’arrêta, une salle immense s’ouvrait devant
nous, à perte de vue, des tables en bois étaient disposées à
intervalles réguliers, à quasiment chacune, une personne se tenait
penchée au -dessus d’un cahier ou discutait avec ses héros, le
stylo à la main. Des dizaines de dizaines de serveurs se hâtaient
de table en table, tantôt portant un plateau débordant de
nourriture, tantôt déposant délicatement des affaires d’écriture.
Au centre de la pièce se trouvait une sorte de grand comptoir
derrière lequel de nouveaux serveurs préparaient les diverses
commandes des écrivains dans de grandes cuisines ou alors en sortant
des affaires d’un dépôt.
-Voici ce que certains
appellent sommairement le salon de modifications, expliqua Ellana, tu
pourras ici prendre le temps de transformer certains détails de ton
personnage ou même, si tu veux, en créer un deuxième .Assieds-toi,
toi aussi, Marie.
Appelant l’un de ces
serveurs, elle commanda deux cahiers grand format à grands
carreaux, deux stylos à bille, un crayon à papier, un Blanco, une
pile de feuilles blanches et un petit sac à mettre en bandoulière.
-Tu as dit que tu étais
notre guide?
-Exact, tous les nouveaux
arrivants ont un accompagnateur qui doit les aider à bien s’adapter
à cette dimension. Alors si tu as des questions, je suis là pour
essayer d’y répondre.
-Une seule question,
déclarai-je après une brève réflexion, on ne pourrait pas plutôt
commander quelque chose à manger?
-Il y a deux réponses à
cette question, celle du poète….
-Et celle du savant,
coupai-je, oui je sais. Allez, va pour la réponse du poète.
-L’auteur doit garder
l’esprit vide de tout ce qui l’entoure afin de créer ses écrits
les plus beaux, les aliments ne servent à rien pour un esprit se
nourrissant de phrases et s’abreuvant d’imagination.
-Et celle du savant ?
-On n’arrive à rien à
part dormir quand on a le ventre plein, de plus, on ne peut pas faire
correctement deux choses à la fois.
De près, la marchombre
était encore plus intimidante ; il émanait d’elle une aura
de puissance, On ne lisait dans son regard aucune peur, aucune
inquiétude, elle affichait un visage calme et serein, tout son être
transpirait la confiance en soi. Mon héroïne, elle, observait en
silence, je savais cependant que je pouvais compter sur elle, car,
dans sa description, j’avais aussi marqué qu’elle possédait un
assez gros appétit. Le serveur revint et posa sur la table la
« commande », après avoir vérifié qu’il y avait
tout, Ellana commença à nous expliquer plus précisément les
règles de ce jeu dans lequel je me retrouvais embarqué.
-Les combats que tu
effectueras pour le moment servent seulement à t’entraîner, la
vraie bataille pour la première place ne débutera pas avant
plusieurs semaines. Au fait, encore bravo pour ta victoire contre St
Exupéry, il était temps que quelqu’un le remette à sa place !
Ce type ne s’en prenait qu’aux nouveaux venus. Il ne gagnait pas
beaucoup de places à chaque fois mais petit à petit il s’est
hissé à un bon niveau dans le classement.
J’acceptai ses
félicitations avec joie mais un point dans ses explications restait
à éclaircir.
-Tu as parlé d’une
grande guerre?
- Exact. C’est très
simple, pour l’instant, les combats sont en un contre un, dans des
cages, des rings ou autres terrains. Lors de la vraie bataille, les
écrivains devront éliminer leurs adversaires afin d’être le
dernier survivant.
-Tu veux dire que nous
allons devoir nous tuer, m’exclamai-je, mais c’est barbare !
Ellana considéra ma
réponse d’un air amusé avant de répondre :
-Dans ton monde, les
Hommes se font bien la guerre aussi.
-Mais ce n’est pas
pareil !
-Tu as raison, c’est
pire dans ton monde, ici il n’y a aucune raison politique,
économique ou même religieuse. Cette guerre sert à départager les
auteurs, c’est une raison valable, on ne peut pas en dire autant
chez toi.
Marie acquiesça, j’en
déduisis qu’il ne fallait pas chercher appui de son côté.
- Et puis nous ne tuerons
pas ; les perdants quitteront la zone de combat et retourneront
ici afin de se préparer à la prochaine guerre ; de plus, il
est interdit de faire le moindre mal aux auteurs. Le titre est remis
en jeu tous les ans.
-Admettons. Mais comment
veux-tu que je gagne face à des gens comme Bernard Weber ?
Franchement, réfléchis ! Ou même ton maître, je n’ai
aucune chance.
-Merci du compliment,
dit-elle en me gratifiant d’un sourire, mais c’est là que tu te
trompes, il te suffit de t’améliorer, d’améliorer ton
personnage et même d’en créer des nouveaux. Evidemment, si tu
m’affrontais à l’heure actuelle, je ne donnerais pas cher de ta
peau, mais avec de l’entraînement je suis sûre que tu réussiras
à rivaliser avec les plus grands, et puis qui sait, peut-être la
chance du débutant jouera-t-elle en ta faveur ?
-On peut donc faire
d’autres personnages ?
-Tu peux si tu le désires
écrire autant de personnages que tu veux, ce n’est cependant pas
toujours les meilleures solutions car tu devras leur donner à chacun
un caractère bien à lui, lui créer une vie, une apparence, des
souvenirs. Il ne suffit pas de dire « une armée de trois cents
hommes », ce serait trop facile. Et puis il faut ensuite
pouvoir tous les gérer, chose assez compliquée. Pour l’instant,
la plus grande troupe est dirigée par Maurice Druon, elle comporte
plus de soixante héros et cela fait des années qu‘il est là à
travailler dessus, c’est te dire si le travail qui t’attend est
ardu.
En effet, me frotter à
l’auteur des Rois Maudits ne me disait vraiment rien.
Mais lui comme les autres me surpassaient largement ; eux
avaient fait non pas des livres mais des chefs-d’œuvre, des chefs
d’œuvre qui leur permettaient d’ailleurs de faire partie des
grands. Je n’étais pour ma part qu’un ado de 17ans, anonyme,
écrivant par pure passion et cherchant désespérément un éditeur
là où eux avaient fait leurs preuves.
-Pour l’instant tu ne
possèdes qu’un seul personnage, tu es encore en apprentissage,
mais sache que l’on entre dans la cour des grands à partir de six
héros, c’est à ce stade que tes combats seront beaucoup plus
complexes. Mais tu n’es pas encore là, et je te déconseille
d’écrire autant de personnages pendant ta première année, tu
pourras commencer à t’en préoccuper l’année prochaine.
Toute une année en
apprentissage, l’idée ne me séduisait pas vraiment et je me
voyais mal dans ce rôle.
-Mais ne désespère pas,
me rassura Ellana, je t’ai vu combattre, je vois en ce moment
Marie et je peux te dire que ce n’est pas n’importe quelle
création. Tu as du talent, d’accord, beaucoup de monde te surpasse
mais il te suffira de travailler pour t’améliorer ; engrange
des connaissances, des expériences, forge-toi ton propre style et je
suis sûre que tu atteindras la liste des 30 premiers, certains comme
Molière ou Maupassant ne tiendront pas le coup si tu les attaques
avec tout ce que tu peux faire.
Elle avait réussi à me
réconforter avec ses paroles, je me sentais ragaillardi et étais
prêt à tout pour que ce qu’elle dise se réalise.
-Sur ce, je dois te
laisser ! Une dernière chose, utilise le grand cahier pour
écrire tes vrais héros, le petit pour les objets ou des ordres et
enfin les feuilles volantes pour les idées ou si tu n’as vraiment
rien d’autre.
Puis, ne me laissant même
pas le temps de répondre, elle tourna les talons et partit. Je ne
savais pas vraiment quoi faire, Ellana m’avait conseillé de ne pas
m’enflammer à faire trop de personnages et de renforcer ceux déjà
existants, mais aucune idée ne m’apparaissait. M’endurcir de mes
expériences? Pour l’instant l’image de cette ignominie animale
appelée moutons m’écœurait, je ne verrai plus jamais le
Petit Prince sous le même angle.
-J’ai faim,
maugréai-je.
-Moi aussi, avoua Marie.
Selon la marchombre,
on ne pouvait rien faire de bien après manger ; d’après moi,
on ne pouvait rien faire du tout si on mourait de faim. C’est avec
cette résolution que j’attrapai une feuille blanche :
« Là, posé sur la
table, un délicieux hamburger attendait d’être mangé ».
Mes écrits se
réalisèrent, mon plat s’était matérialisé sur la table ;
j’allais le dévorer quand une voix nasillarde me dit :
-Tout doux garçon, tu es
sûre que tu veux me manger ?
Comment était-ce
possible, la voix venait du hamburger, j’avais créé un sandwich
doué de parole.
-C’est marrant ça,
rigola Marie en poussant du doigt l’aliment parlant.
-Calme toi petite …
arrête voyons, tu commences à me taper sur le steak, tu vas te
prendre un coup de tomate, faudra pas te demander d’où il vient !
Mon héroïne ne s’arrêta
pas et, au bout d’un moment, le pauvre hamburger me supplia de le
manger. Mettant de côté mon estomac qui criait famine, je rayai
les phrases ayant fait apparaître cette chose et, instantanément,
celui-ci s’évapora. Note à moi-même : ne jamais plus
utiliser la personnification pour décrire un objet, un hamburger ne
peut pas attendre quelque chose puisqu’il n’est pas vivant !
-J’ai toujours faim,
commenta Marie.
-Nourris-toi de phrases !
Ma boutade lui tira un
sourire ; au moins, elle se taisait. En me penchant sur un des
grands livres que le serveur avait amené, je notai que les premières
pages étaient remplies de la description de Marie et de son combat
contre St Exupéry.
-Tant que je suis sur ton
cahier, demandai-je, tu veux que je change un truc?
- Une autre arme en plus
du sabre ! Tu m’as créée avec la possibilité d’en tenir
une dans chaque main !
-D’accord, tu veux
quoi ? Un arc ? Une hache ? Un fléau peut-être ?
Un sabre ? Une rapière, un autre katana, un espadon, un
cimeterre, une dague ?
-Mmm…Une hache, c’est
assez barbare et pas très féminin ; un fléau non plus. Un
arc n’est pas à une main. Une autre épée ?Mmm, oui ça
pourrait être pas mal, je suis par contre pas très chaude pour la
rapière, l’espadon est trop gros et trop lourd, deux katana ?…non,
plus trop le choix, va pour le cimeterre !
J’imagine ce que vous
vous dites : « et ben elle n’est pas chiante du
tout ? », que voulez vous, c’est une fille (je sens que
ce commentaire va m’attirer les foudres de mes lectrices et je
m’en excuse).
-D’accord mais cela ne
serait pas mieux deux cimeterres plutôt qu’un katana et un
cimeterre ?
Sans attendre sa réponse,
je rayai son arme actuelle et la remplaçai par la nouvelle, prenant
cette fois soin des détails esthétiques, rendant le sabre oriental
plus à l’image de sa future propriétaire.
« La lame recourbée
brillait sous la lumière crue des lampes accrochées au plafond. Son
pommeau, d’une blancheur immaculée, était parcouru d’arabesques
aux traits noirs fins. La lame courbe ne comportait aucune
imperfection, on pouvait lire sur la garde le nom de « Marie »,
écrit d’une écriture manuscrite en lettres d’or. Posé à côté,
un deuxième cimeterre quasiment identique reflétait la lumière
de la même manière, et, mis à part son pommeau noir et les
arabesques blanches, il ressemblait en tout point au premier. »
Le résultat était
encore mieux que je ne l’aurais cru ; Marie examina
délicatement l’un des cimeterres :
-C’est magnifique,
lâcha-t-elle.
Le compliment me fit
chaud au cœur, c’était sans doute la première personne qui
complimentait mon travail. Mais je ne voulais pas perdre de temps.
Dès que Marie reposa ses armes, je proposai d’aller visiter ce
nouveau monde qui m’était totalement inconnu.
Cependant, les couloirs
et les salles se ressemblaient toutes sans oublier le flot
d’écrivains et de héros qui ne diminuait pas et qui, tel un
courant, nous emportait de droite à gauche, si bien que nous nous
perdîmes en route, incapables de retrouver le chemin jusqu‘au
salon des modifications.
Au bout d’un moment,
fatigués de lutter contre le courant d’auteurs, mon héroïne et
moi fîmes une pause dans une pièce un peu moins bondée et plus
large que les autres. Des combats avaient lieu dans plusieurs arènes,
mais mon attention se porta sur une étrange personne qui, debout sur
une table, semblait faire un long discours. En m’approchant je ne
pus entendre que la fin de ce qu’elle disait :
-Amis ! Ne soyez pas les
victimes de l’administration, rejoignez-nous, nous les poètes,
afin de lutter pour notre indépendance! Prenons les armes et
battons-nous !
L’homme passa ensuite
parmi les auteurs pour distribuer des prospectus. Pendant qu’il
offrait ses tracts aux passants, une brigade de héros débarqua à
l’autre bout de la salle. Ils portaient tous un uniforme noir et
blanc avec un insigne cousu sur la manche ; tous étaient réunis
autour d’un personnage plus imposant et qui ressemblait à un
minotaure. Celui-ci leur donnait des instructions tout en montrant le
crieur public du doigt. Le désigné n’avait encore rien remarqué,
et poursuivait sa distribution auprès des auteurs qui ne semblaient
pas très convaincus de son discours. Lorsqu’il aperçut les
personnages qui couraient vers lui, l’homme paniqua et s’enfuit
en courant ; il fut rattrapé sans difficulté par un héros
centaure qui le ligota en un rien de temps. Le chef de la brigade
rejoignit le prisonnier d’un pas tranquille et s’agenouilla
devant lui. Etant juste à côté, j’entendis parfaitement la
conversation :
-Alors comme ça, on
fomente une rébellion contre l‘administration ?
Il rigola bruyamment.
- Rigole, animal,
moque-toi, mais un jour vous verrez, un jour, vous regretterez de ne
pas nous avoir donné notre indépendance quand vous le pouviez !
La créature soupira
longuement, puis, se relevant, appela un de ses subordonnés qui lui
donna un petit calepin.
-Je vois là-dessus que
ce n’est pas la première fois que tu es arrêté en train de
préparer une révolution. Je suis désolé mais tu vas devoir nous
suivre, tu seras jugé pour tentative de coup d’Etat et tu risques
de payer pour tous tes petits copains révolutionnaires.
Le captif ne réagissait
pas, se contentant de lancer des regards assassins aux « policiers ».
Après un dernier soupir, le minotaure ordonna à ses hommes d’amener
le détenu en captivité où il attendrait d’être jugé pour ses
actes.
-Ne t’avise surtout pas
de faire comme lui, me glissa Marie alors que nous nous éloignions,
je n’ai aucune envie de te voir te faire arrêter.
Je la rassurai en lui
disant que l’idée ne m’avait même pas traversé l’esprit. En
revanche, nous étions toujours perdus. Nous nous décidâmes enfin à
demander notre chemin à un des auteurs qui passaient, lequel nous
indiqua la direction à suivre et nous marqua même l’itinéraire
sur une feuille. Grâce à ces indications, nous pûmes retrouver le
chemin rapidement, et ce fut avec un soulagement immense que je
m’affalai sur une chaise en commandant des rafraîchissements à un
serveur. Mon héroïne était également fatiguée et posa ses
lourdes armes sur la table:
-Tu n’imagines pas
combien c’est lourd de marcher avec ça, se lamenta-t-elle. Tu n’as
pas la possibilité de les alléger un peu?
-Si je les allège, cela
veut dire que je les fragilise aussi ! Tu préfères qu’elles
volent en éclats lorsque tu te bats ?
Elle n’eut pas
l’occasion de répondre, derrière elle, un rugissement caverneux
interrompit notre conversation. Tous les auteurs se retournèrent
vers la chose qui venait de pousser ce cri ; il s’agissait
d’un personnage à quelques tables de nous. Le héros, en prise
avec ce qui ressemblait à une crise de folie, se mit à attaquer les
autres personnages de son écrivain, lesquels ne purent absolument
rien faire face à la rage du samouraï. Quand il eut fini avec ses
anciens compagnons, l’épéiste se mit en quête d’un nouvel
adversaire, malheureusement, son regard se posa sur Marie et sur ses
cimeterres. D’une démarche assurée, il se dirigea vers elle, le
sabre à la main. Son kimono noir taché de sang et ses yeux rouges
entourés de gros cernes lui donnaient un air peu rassurant. Ma
guerrière ne se laissa pas impressionner pour autant ;
ramassant ses armes, elle avança à la rencontre de son ennemi.
Une fois face à face,
les deux duellistes se jaugèrent du regard, d’un mouvement lent,
ils se mirent en garde, sans jamais se quitter des yeux ;
lorsque l‘un d’entre eux faisait un pas vers la gauche, l‘autre
l‘imitait, si l‘un avançait, l‘autre reculait. Cette étrange
chorégraphie se poursuivit un long moment, chacun guettait un faux
pas de la part de son adversaire, les muscles bandés, l’épée
prête à fendre l’air, une simple erreur de pas ou même une
seconde de distraction suffirait à lancer l‘affrontement.
Lors d’un pas en
arrière, Marie marcha sur un morceau de bois, issu des tables
brisées par le samouraï, et fut déstabilisée un court instant ;
son ennemi n’en demandait pas plus, avec une sauvagerie sans borne,
il fondit sur la guerrière et lui porta le premier coup. L’héroïne
bloqua l’attaque et s’empressa de répliquer. L’auteur du
bretteur avait beau lui ordonner d’arrêter, son héros refusait de
l’écouter, au contraire, les injonctions de son maître semblaient
attiser la haine du combattant. L’arme du personnage
s’assombrissait à vue d’œil, la lame était petit à petit
enveloppée d’une fumée obscure, ses vêtements se déchiraient
progressivement, remplacés par un épais voile noir, au fur et à
mesure de sa transformation, le héros devenait de plus en plus
terrifiant.
Mon héroïne lança un
assaut avant la fin de la métamorphose. Ses lames ne fauchèrent que
du vide, l’homme avait sauté au-dessus d’elle, et retombait dans
son dos. Marie se retourna à toute vitesse, juste à temps pour
parer un coup porté vers son visage, mais le guerrier ne s’arrêta
pas là, attrapant le cimeterre de sa main libre, il décocha à mon
héroïne un coup de pied fulgurant qui la fit lâcher son épée et
valser à deux mètres. Se relevant tant bien que mal, ma guerrière
repartit à la charge, ne se battant désormais qu’avec une seule
arme. La deuxième offensive ne fut pas beaucoup plus concluante que
la première, le samouraï n’eut aucun mal à éviter le coup et à
mener une deuxième contre-attaque que Marie n’esquiva qu’au
dernier moment.
Mon héroïne était sans
doute trop lente, d’autant plus qu’elle n’était pas encore
habituée à ses armes, aussi décidai-je d’effectuer les
changements qu’elle m’avait demandés plus tôt sur une feuille
volante. La lame du cimeterre s’affina, le manche de l‘arme se
perça de trou, ce qui, je l’espérai, permettrait d’augmenter la
vitesse de l‘héroïne. En effet, les attaques s’enchaînaient
plus vite, et si elles ne parvenaient pas à percer la défense de
l’escrimeur, au moins ma guerrière maniait l’arme avec plus de
facilité et réussissait ainsi à se défendre plus efficacement.
La fureur du héros
continuait de grandir, son aura de folie commençait à se répandre
parmi les autres personnages alentour, plusieurs d’entre eux
présentaient les premiers symptômes de rébellion contre leurs
auteurs. Des combats éclatèrent un peu partout dans la salle. Ne
pouvant rien faire, les écrivains se réfugiaient derrière des
barricades de tables grossièrement érigées pendant que leurs
protagonistes s’affrontaient entre eux. De son côté, Marie
commençait elle aussi à être atteinte par la démence dégagée
par l’escrimeur, malgré les coups qu’elle recevait, à chaque
fois elle repartait se battre, un sourire carnassier aux lèvres et
une lueur meurtrière dans le regard. Les deux démons prenaient un
plaisir malsain à s’affronter, les blessures qu’ils
s’infligeaient ne faisaient qu’augmenter leur soif de sang. Des
filaments noirs grimpaient le long du bras de mon héroïne, si je ne
faisais rien, elle finirait par être comme son opposant.
Ce que je vis en
ouvrant le cahier de Marie me glaça d’effroi. Sur le papier,
chaque ligne était devenue de long serpents d’encre et de lettres
ne cherchant qu’à avaler la ligne adjacente, des pages entières
n’étaient plus qu’un immense champ de bataille où les phrases
s’entre- dévoraient, enfin certaines feuilles étaient désolément
vides, des cadavres de lettres, dispersées ça et là, témoignaient
des combats qui avaient eu lieu peu de temps auparavant.
Je ne pouvais rien faire,
mon héroïne s’autodétruisait de l’intérieur et la seule chose
que je pouvais faire était de me réfugier avec les autres auteurs
dans leur camp de fortune.
Aucun d’entre nous
n’était blessé, les héros ne s’en prenaient qu’à leurs
semblables, pour autant nous ne souhaitions pas être pris dans leur
combat.
Devant l’incompréhension
générale, un auteur ayant déjà vécu cette expérience nous
expliqua ce qui se passait :
-Nous sommes face à une
bande de héros devenu fous. Cette folie est causée par une seule
chose, les fautes d’orthographe, de grammaire ou de conjugaison qui
se trouvent dans vos descriptions de personnages. Normalement, pour
rendre un héros fou, il faut un nombre de fautes énorme, je tiens
d’ailleurs à féliciter l’auteur qui a déclenché tout cela,
s’il est ici je lui conseille vivement de voir un correcteur dans
les plus brefs délais qui suivront la fin de cette agitation. Pour
l’instant nous ne pouvons qu’attendre, la sécurité ne devrait
pas tarder à arriver, sinon, il faudra patienter jusqu’à ce que
tous les personnages se soient entretués.
Attendre m’était
insupportable, heureusement, les brigades de sécurité ne tardèrent
pas à arriver et à embarquer tous les héros aliénés. Ils
éprouvèrent cependant quelques difficultés à arrêter le duel
entre Marie et le samouraï, plusieurs policiers furent repoussés
violemment en tentant de s’interposer entre les deux. Finalement, à
force de persévérance, les escrimeurs furent stoppés et emmenés à
leur tour sous bonne escorte. Un policier nous invita à le suivre
afin de récupérer nos personnages après qu’ils furent guéris et
corrigés...
La Salle dans laquelle
nous attendions ressemblait à si méprendre à un salle d’attente
d’hôpital. Au-dessus des portes par lesquelles étaient entrés nos
héros, une lumière rouge signalait qu’une opération avait lieu.
Quand la lumière s’éteignait, un homme en blouse blanche venait
appeler un auteur, celui-ci se levait et partait de l’autre côté
des portes. Lorsqu’ enfin mon tour arriva, je tremblais de tous mes
membres, l’infirmier me conduisit dans une salle où se trouvait ma
guerrière ; là, l’homme nous laissa seuls.
Honteuse de son
comportement, Marie s’empressa de s’excuser ; je la
consolai en lui avouant qu’en réalité c’était en partie de ma
faute, et de celle d’un autre auteur encore plus nul en orthographe
que moi… bref qu’elle n’avait aucun souci à se faire.
Sur ce nous décidâmes
de retourner au salon des modifications. Celui-ci avait été
totalement rangé, rien ne laissait croire qu’une révolte avait eu
lieu ici.
-Quand même je suis sûre
que j’aurais fini par gagner !
Je n’en étais pas si
sûr ; le problème que l’héroïne avait rencontré m’amena
à un autre sujet.
-Tu aurais eu plus de
chance avec quelqu’un pour te couvrir.
-Comment ça?
Je sortis le cahier
vierge de mon sac et le posai sur la table.
-Je pensais créer un
autre personnage spécialisé dans le combat à distance…
Marie acquiesça, et,
sans plus attendre, je me mis au travail et écrivis un nouveau
héros.
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