mardi 19 août 2014

Marchandage



8




La nuit fut particulièrement agitée, des cauchemars entrecoupaient mon sommeil, me faisant me réveiller en sursaut, couvert de sueur, haletant et le cœur battant à toute vitesse. Finalement, après un quatrième mauvais rêve particulièrement troublant, je choisis de rester éveillé et d’attendre l’heure où la porte de la chambre se déverrouillait.
Lorsque je sortis de l‘appartement, tous mes héros dormaient encore. Jamais les couloirs ne me parurent aussi vides, seuls quelques auteurs les arpentaient en affichant une mine peu réveillée et traînant les pieds, il ne fallait pas se leurrer, je devais être dans le même état qu’eux. Mes pas me conduisirent tout droit vers la pièce gargantuesque où se trouvaient les dealers, l’hôpital et le classement des auteurs. Malgré l’heure matinale, les « vendeurs », postés devant leurs petits bidonvilles personnels, attendaient, patiemment, un éventuel client. En revanche, celle avec qui je m’étais entretenu quelques jours auparavant manquait à l’appel ; plus inquiétant, l’entrée de sa cabane se trouvait entourée de rubans jaunes sur lesquels les mots « interdiction d’entrer » étaient inscrits en gros caractères. Profitant qu’il n’y ait presque personne dans la salle, je me glissai derrière la planque et pénétrai à l’intérieur par la porte dérobée qui m‘avait servi d‘échappatoire la première fois.




Tous les livres jonchaient le sol, des morceaux de bois, appartenant sûrement à la bibliothèque, démontraient la brutalité de ce qu’il s’était passé là ; quelques tôles manquantes permettaient à la lumière de rentrer, dévoilant le capharnaüm, les « murs» portaient des éclaboussures écarlates. Des feuilles piétinées et froissées permettaient de délimiter l’endroit où avait eu lieu ce qui semblait être un combat farouche.
Effaré, je m’apprêtais à sortir demander aux autres dealers ce qu’il s’était passé quand un bruit dans mon dos retint mon attention. Renversée dans un coin, une lampe à huile répandait son contenu visqueux sur le sol ; en m’approchant, l’objet que je croyais inanimé bondit sur moi. Une main me saisit par la nuque tandis qu’un canon de revolver, chargé et prêt à faire feu, se collait contre mon front ; l’héroïne polymorphe de la dealeuse me jaugea des pieds à la tête.

-Je suis déjà venue voir ta maîtresse, me justifiai-je, tu te souviens ? Tu avais ligoté mon héroïne à sa chaise.

Son arme s’éloigna de moi, le personnage se détendit sans pour autant lâcher ma gorge

-Autant pour moi, je ne t’avais pas reconnu. Il faut dire que lorsque nous nous sommes rencontrés, tu étais couché face contre terre. Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

-A vrai dire, je me posais la même question. Quand j’ai vu les rubans condamnant l’entrée, j’ai voulu venir voir ce qui s’était passé.

L’héroïne me libéra et montra de sa main libre les pages froissées et déchirées qui ornaient le sol.

-Quelqu’un nous a attaqués hier soir.

-Vous n’étiez pas dans vos appartements ? M’étonnai-je.

-Nous vivons ici, notre propriétaire est une dealeuse, et bien que ce qu’elle fait soit autorisé, l’administration refuse de nous loger

-Et que s’est-il passé ?

-Tu ne préférerais pas plutôt parler directement à ma maîtresse ?

J‘acquiesçai, même si je ne m‘attendais pas vraiment à cette proposition. La femme se dirigea vers un coffre posé dans le fond de la salle et y frappa d’abord trois coups rapides, puis deux autres plus espacés.

-Emma, tu as de la visite, c’est le jeune homme de la dernière fois.

Le meuble émit un léger cliquetis et son couvercle s’ouvrit, en regardant à l’intérieur, je fus frappé d’y découvrir qu’une échelle de corde, attachée au rebord en bois, plongeait dans l’obscurité

-Voilà, je te laisse y aller, je dois rester ici afin de veiller à ce que personne ne vienne.

Se changeant de nouveau en lampe, Meta roula jusqu’à un coin sombre et s’immobilisa. Toute personne entrant en cet instant ne l’aurait pas différencié d’un objet classique. Suivant ses indications, je descendis la longue échelle jusqu’à ce que mes pieds rencontrent le sol ; au- dessus de ma tête, le couvercle se referma dans un grand bruit, me plongeant dans la nuit la plus totale. Un peu plus loin, un rai de lumière m’indiquait le chemin à prendre ; longeant un mur, j’avançais doucement, pas après pas, jusqu’à ce qui semblait être une porte. En ouvrant, une vague de lumière éblouit mes yeux déjà habitués à l’obscurité.
La salle ressemblait à un immense salon, une tapisserie florale recouvrait les murs, au centre de la pièce trônait une grande table en bois sombre sur laquelle étaient posés des piles de feuilles et trois livres de personnages. Dans un coin, des canapés entouraient une cheminée où brûlait une bûche, là se trouvait la dealeuse, entourée de deux de ses héroïnes. En m’apercevant, elle me fit signe de la rejoindre.

-Si je m’attendais à ta visite, s’écria-t-elle. Quel bon vent t’amène dans mon humble chambre ?

Devant mon visage surpris elle rajouta :

-Tu ne pensais tout de même pas que je dormais dans ce taudis, là-haut. C’est seulement une sorte de bureau. Bref, dis-moi ce que tu es venu faire ici.

-Et bien, en voyant que votre…bureau était interdit d’accès, j’ai voulu voir ce qu’il s’était passé, c’est là que je suis tombé sur votre héroïne qui montait la garde.

La dealeuse éclata de rire.

-Tu n’as toujours pas de vraie raison de me rendre visite, je veux dire autre que la simple curiosité. Et en voyant les bandes, tu ne t’es pas dit qu’il valait mieux passer ton chemin ? Cela dit, je suis assez contente d’avoir de la visite, cela fait plusieurs heures que je suis là et je commençais à désespérer que l’on vienne !

-Et qui serait venu ?

-J’ai envoyé un messager chez des amies, mais personne ne m’a répondu, et avec le tueur après moi je ne préfère pas me risquer à mettre le nez dehors.

-Le tueur en série en a après vous ? M’étouffai-je

-Comme je te le dis, c’est lui qui m’a attaqué hier soir, j’ai réussi à me réfugier ici mais je ne pense pas que cela le fera passer à autre chose, il est indéniable qu’il m’en veut, et je serais prête à parier que c’est à cause de son livre que j‘ai refusé de lui rendre.

Stupéfait, j’écoutais Emma me conter toute son histoire .Elle m’apprit que l’homme étant venu la voir juste après moi se trouvait être le tueur en série. Celui-ci venait récupérer son livre perdu, et lorsque la dealeuse refusa de le lui rendre gratuitement, l’homme en capuchon entra dans une colère folle et partit en la menaçant. Le soir venu, quelqu’un frappa à la porte, il s’agissait de nouveau du mystérieux visiteur, plus calme que durant l‘après-midi, il demanda encore une fois qu’on lui remette son œuvre, demande que la commerçante rejeta de nouveau. Au lieu de s’énerver comme la première fois, l’homme claqua des doigts, un énorme lion bondit dans le bureau et éventra les deux héroïnes qui protégeaient l’auteur. Celle-ci eut tout juste le temps de se réfugier dans sa chambre et de fermer le coffre de l’intérieur. Ainsi l’assassin, après s’être acharné sur le bois, dut renoncer et repartit en vitesse.
Peu de temps après, les forces de l’ordre arrivèrent, constatèrent les dégâts et, ne trouvant la dealeuse nulle part, ils la crurent morte et la comptèrent comme une nouvelle victime du tueur en série.

-Je ne suis ressorti qu’une seule fois depuis, afin d’établir un rapide inventaire, le livre de l’homme au capuchon avait disparu, il ne fait aucun doute qu’il l’a finalement récupéré ; qui plus est, durant toute la durée de mon listage, je sentais bien que l‘on me surveillait.

Elle fit une pause et me regarda malicieusement :

-Cette histoire était gratuite mais le nom de l’auteur à qui appartenait ce livre en revanche…

Je soupirai ; encore une fois je ne possédais rien pouvant l’intéresser, et malgré mes réticences, le désir de savoir était bien trop grand.

-Je n’ai rien à vendre, m’excusai-je.

- C’est faux, tu as tes personnages.

Mon sang ne fit qu’un tour.

-Pour la dernière fois, il est hors de question que je vende mes héros.

L’indic rit bruyamment :

-Je sais bien que tu ne le ferais pas, mais alors tu peux me rendre un autre service.

Perplexe, j’attendais la suite.

-Vois-tu, j’ai fait un pari avec un autre auteur ; celui qui perd doit donner un héros préalablement choisi à l’autre. Or il se trouve que vu la situation dans laquelle je me trouve, il serait assez stupide de sortir et l’affrontement se déroule dans quelques heures. Bien sûr, annuler reste la meilleure solution cependant je tiens beaucoup à gagner ce personnage, alors voilà ce que je te propose, combats à ma place, gagne et je te dirai tout ce que je sais.

-Je croyais que vous aviez une grande collection, vous ne pouvez pas envoyer une de vos héroïnes à votre place ?

-L’administration a confisqué mes meilleurs livres, ragea-t-elle, ce qui fait que je n’ai plus aucune combattante digne de ce nom, mis à part celles qui me protègent et que je préfère garder à mes côtés. Alors que penses-tu de mon offre ?

La proposition paraissait loyale…si on oubliait le trafic de héros, cela pourrait me permettre d’obtenir des informations importantes sur le tueur. Une fois avoir pesé le pour et le contre, je me décidai enfin à accepter le marché de la dealeuse Après avoir établi le déroulement du rendez vous, je remontai dans la cabane et ressortis par la porte de derrière. Emma m‘avait donné rendez-vous à trois heures devant sa planque ; là, un de ses personnages m‘attendrait et nous conduirait au duel. Pour l‘heure, je me dépêchai de rentrer voir mes héros afin de leur parler du marché avec la dealeuse.







En entrant, un canon de fusil se colla contre ma tempe, de derrière la porte, Le Faucon me tenait en joug.

-Arrête Gabriel, c’est Emmanuel, s’écria Anna.

Le métal froid s’éloigna de ma tête ; c‘était la seconde fois depuis ce matin que l‘on pointait une arme à feu vers moi. Encore tout tremblant, je demandai la raison d’un tel accueil, mon personnage me conta son récit, son épaule saignait et son visage, couvert de sueur affichait un rictus de douleur.

-Après ton départ, je suis aussi sorti marcher un peu. Les couloirs étaient déserts. A l’intérieur d’une salle je me suis fait attaquer

-Par un animal ! m’exclamai-je.

-Pas du tout. Je me suis fait attaquer par la mort.

Stupéfait par la nouvelle, je demandai au héros de continuer son récit pendant que je réparais sa description qui en effet présentait de nombreuses dégradations. D’après le portrait physique que me brossa Gabriel, il s’agissait bien d’une représentation très stéréotypée de la mort, une silhouette noire aux mains squelettiques maniant une faux.

-Alors que je m’enfuyais, elle m’a dit quelque chose que je ne comprends toujours pas. Elle m’a appelé « bûcheron ».

Effectivement je ne voyais pas la raison de ce qualificatif. Cette mésaventure avait de toute évidence été causée par le tueur en série, mais la raison pour laquelle il s’en prit à mon héros restait inconnue. Plus que jamais l’information de la dealeuse pouvait être essentielle et le combat à venir n’en était que plus important.
Faisant part à mes personnages du marché passé avec Emma, je leur exprimai mon désir de mettre un nom sur ce mystérieux auteur. Tous acceptèrent de participer, même Marie qui, toujours en colère, se contenta d’acquiescer en silence.
Afin de me remettre de mes émotions, qui depuis mon réveil, une heure auparavant, avaient été nombreuses, je me rendis à la salle de bain afin de profiter d’une douche rafraîchissante. L’eau réussit à dissoudre mes doutes et je retrouvai confiance, depuis mon arrivée dans ce monde, je n’avais subi aucune défaite et rien n’indiquait que cela commencerait aujourd’hui.



L’heure du rendez-vous approchait et nous étions déjà devant les habitations de tôles. Notre guide, une héroïne ressemblant trait pour trait à la dealeuse, nous conduisit à l’écart des autres auteurs, vers des pièces presque totalement vides. Dans l’une d’elles se trouvait notre homme ; il patientait dans un coin, appuyé contre un mur, absorbé dans un gros livre dont la couverture portait en lettres d’or le nom d’un héros : « Arsène Lupin ». L’écrivain releva la tête en nous entendant approcher, il ôta son chapeau pour nous saluer et, d’un geste de la main, nous indiqua une porte :

-J’ai déjà préparé l’arène à ma guise comme les termes de l’accord le précisaient, dit-il d’une voix posée, je vous expliquerai les détails une fois que nous y serons.

Puis, se tournant vers moi, il interrogea le clone :

-Qui est ce jeune homme ?

-Il s’agit du champion de ma maîtresse, répondit la fausse Emma d‘un ton monocorde. Il se battra à sa place.

Ne trouvant rien à redire, Maurice Leblanc nous conduisit dans une salle adjacente ; là nous attendait déjà un personnage. De haute prestance, l’homme, vêtu d’un élégant smoking noir et d’un haut de forme, nous dévisagea un par un, s’attardant tout particulièrement sur ma guerrière. Derrière lui, deux fauteuils faisaient face à deux grands écrans de télévision, chacun d’entre eux séparés de l’autre par une épaisse vitre teintée.

-Voici comment se déroulera le duel, déclara l’auteur, nous choisirons un héros chacun, celui-ci passera par la porte qui est là-bas. L’arène est un grand manoir où se trouve un masque ; le premier des deux héros qui volera et le ramènera obtiendra la victoire.

Pour la première fois depuis mon arrivée, les règles du combat changeaient légèrement, il ne s’agirait pas là d’un affrontement à mort mais bel et bien d’une course. Evidemment pour ce genre d’épreuve le seul de mes personnages capable de faire face était Anna, laquelle devait normalement posséder les caractéristiques d’un assassin et donc, je l‘espérais, quelques -uns des talents nécessaires à une cambrioleuse, entre autres la discrétion. Bien sûr, de l’autre côté, Leblanc choisit d’envoyer son maître voleur. Mon adversaire et moi nous installâmes chacun dans un siège ; devant nous l’écran allumé permettait de voir notre héros à la troisième personne.



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