dimanche 17 août 2014

Suspicion

6




-Emmanuel ! Hé Ho t’es-là ?

Ouvrant difficilement les yeux, je constatai que Marie tambourinait à la porte, malgré mon envie de me rendormir, je pliai rapidement mes feuilles pour les mettre dans le cahier de brouillon avant d’aller ouvrir. Elle avait troqué ses vêtements contre une robe de chambre, sûrement trouvée dans la salle de bain, qui moulait peut-être un peu trop ses formes.

-Gabriel a ronflé toute la nuit, s’insurgea-t-elle, je veux dormir dans le bureau !

-Non.

Le ton sur lequel je répondis suffit à ce qu’elle se taise, je détestais que l’on me réveille, si en plus c’était pour se plaindre alors tous les ingrédients étaient réunis pour me mettre de mauvaise humeur. A ce moment, le faucon sortit de la salle de bain, vêtu d’un peignoir, me saluant d’un simple hochement de tête, il attrapa ses habits posés sur le lit et retourna se changer.

-Bon, quand vous serez prêts, rejoignez-moi au salon, je vais prendre mon petit déjeuner.

Marie acquiesça sans protester, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Je ne savais pas l’heure qu’il était, mais à chaque table siégeait un écrivain avec son ou ses héros, je finis tout de même par trouver une table libre et commandai un grand bol de café afin de me réveiller ainsi que quelques tartines, histoire de me remplir l’estomac. Mon repas terminé, je me sentais moins engourdi, profitant des quelques instants de tranquillité avant l’arrivée de mes personnages, je me perdis dans mes pensées.
Hier encore, j’écrivais dans mon jardin, le soleil me réchauffait, et soudain , sans en être averti, me voila balancé dans ce monde des libres artistes .Je m’adapte vite direz-vous ,c’est simple , je crois ce que je vois , et pour l’instant , j’en avais vu des choses :des géants , des dieux , des personnages de contes de fée , des héros d’heroic fantasy, j’avais vu un hamburger qui parle mais aussi des écrivains célèbres , j’avais vu ma vie changer. Un objectif m’avait été donné, gagner une bataille durant laquelle nos héros se battront pour que leur maître devienne le meilleur, des morts affrontaient des vivants, des anonymes contre des célèbres, des bons contre des moins bons.
Malgré ce que j’aurais cru, les auteurs du monde réel les plus connus ne sont pas obligatoirement les meilleurs, la preuve, quelques heures auparavant, St Exupéry s’était fait battre par une guerrière issue de l’imagination débordante d’un adolescent de dix-sept ans.
Face à cette immense guerre, tous s’entraînaient, cherchaient à faire de leurs créations des hommes et des femmes parfaits.
Je détenais à mon actif deux personnages, une guerrière immature mais très attachante et un grand gaillard taciturne, ne décrochant pas deux mots dans la journée, sauf si quand il s’agissait d’explications concernant la mythologie, les peuples du monde, les religions ou la recette d’une pâtisserie.
Devant moi, des légendes, des gens ayant marqué l’Histoire par leur savoir, Molière, Maupassant, Victor Hugo, revenaient à la vie avec leurs histoires et n’importe lequel d’entre eux me surpassait tant par ses talents que par ses expériences.


Au bout d’un moment, mes héros arrivèrent et commandèrent à leur tour de quoi manger ; dans le silence le plus total, ils finirent leurs assiettes, après quoi nous vagabondâmes à la recherche d’un combat pour Gabriel, en effet j’étais curieux de le voir combattre.
Alors que nous marchions au hasard, nous nous retrouvâmes face à un bouchon, la circulation dans le couloir était énormément ralentie. En nous faufilant parmi les auteurs, nous finîmes par atteindre la source de ce ralentissement. Une large zone, délimitée par des cordons rouges, était sous le contrôle de la police. Le sol ainsi que le mur portaient des traces de griffes et il me semblait même que c’était du sang que je voyais à un endroit.
Tout autour la rumeur grandissait, je parvenais à entendre la discussion de deux écrivains à côté de moi.

-C’est déjà le troisième corps retrouvé cette semaine ! On a beau dire que quand on meurt dans ce monde on retourne dans notre vrai corps, savoir qu’un tueur rôde dans les parages est effrayant.

-Excuse- moi, intervins-je, c’est quoi cette histoire de tueur ?

Les deux hommes se concertèrent du regard :

- Depuis quelque temps, des auteurs sont tués dans les couloirs. Apparemment ils n’ont rien en commun, ce qui voudrait dire que celui qui fait ça attaque au hasard. Officiellement l’administration n’a pas encore reconnu l’existence de ce tueur en série, mais cela ne devrait pas tarder. D’après les marques que l’on voit, cette fois il s’agissait d’un animal.

-Cette fois?

-La façon dont il tue ses victimes est différente à chaque fois, à cause de cela les soupçons se portent forcément sur un auteur, lequel enverrait ses héros faire le travail.

-Sauf que des auteurs il y en a un paquet, continua l’autre, et comme il n’y a encore aucun suspect, les gens deviennent de plus en plus méfiants les uns envers les autres.

Un officier de police nous interrompit et dispersa la foule. De nouveau je marchai au hasard, cette histoire de tueur en série m’inquiétait un peu, mais sans plus, j’avais confiance en mes héros pour me protéger.




Nous cherchâmes un adversaire toute la matinée, sans succès:

-Mais ce n’est pas possible !m’emportai-je ? Personne ne veut nous affronter, on passe la majorité de la journée à déambuler dans les couloirs. Chaque fois que je propose un duel j’ai droit à des regards surpris, désapprobateurs ou même à des sourires moqueurs.

-Ils ne te prennent pas au sérieux, remarqua calmement Gabriel. C’est normal, pour eux, un enfant ne peut pas savoir écrire correctement, dans leurs têtes c’est techniquement impossible. La majorité des adultes est malheureusement narcissique, penser que tu peux les égaler ou même les dépasser dans leur domaine les met mal à l’aise au plus haut point.

-Euh… Sans vouloir te vexer il me semble t’avoir écrit comme étant un adulte, non ?

Le Faucon lâcha un petit rire sec avant de répondre.

-Je suis ton héros, c‘est toi qui m‘as écrit, je suis en quelque sorte un reflet de ta personnalité, tout comme Marie… d’ailleurs où est-elle ?

Tiens, il disait vrai, l’héroïne avait disparu durant notre conversation. Balayant le couloir des yeux, je finis par la trouver, accroupie près d‘un mur.

-Regarde Emmanuel, lançait-elle en me voyant la rejoindre. C’est un petit chien, je peux le garder ?

-Tu rêves ! C’est sûrement le héros de quelqu’un, il n’est pas à toi.

Prouvant mes dires, un sifflement nous parvint dans la foule, réagissant immédiatement, le chiot disparut dans la horde d’écrivains et disparut.

-Tu vois, tu ne pouvais pas le garder.

N’écoutant pas un traître mot, Marie se pressa à la suite de l’animal. Obligés de la suivre, Gabriel et moi nous faufilâmes parmi les auteurs qui allaient et venaient pour enfin arriver dans une salle quasiment vide contenant une arène moyenne.

- Elle n’est pas assez stupide pour…

Je ne finis pas ma phrase, mon personnage venait de pénétrer dans la cage en poursuivant l‘animal. Le faucon eut beau sprinter pour y rentrer également, les grilles se refermèrent avant, obligeant la guerrière à combattre seule. De l’autre côté, regroupés en meute, une quinzaine de loups grognaient après la nouvelle arrivante. Dans une synchronisation parfaite, ils encerclèrent mon héroïne qui comprenait enfin ce qu’il se passait.

-Qu’est ce que je fais ? Se lamenta-t-elle.

-Comment ça ! Tu t’es mise dans ce pétrin alors maintenant tu te bats.

-Mais je suis incapable de leur faire du mal, ils sont si mignons.

Là il y avait un problème, certes je ne l’avais pas écrite comme étant une brute insensible mais tout de même, elle n’était pas non censée être aussi mièvre. De plus, après la victoire contre le Petit Prince, ma modification devait l’avoir rendue moins tendre durant les combats. Relisant attentivement ce passage de sa description, je finis par déceler l’erreur.

« Marie était obligée, durant les affrontements, de mettre de côté son incommensurable tendresse »

En effet, la phrase, ainsi tournée, expliquait la scène. Ayant décuplé sa gentillesse, elle ne considérait même plus la situation comme un combat et ne pouvait pas mettre ses sentiments de côté, du moins c’était la seule explication que je trouvais.
Dans l’arène les loups ne perdaient pas leur temps à réfléchir, ils se lançaient, l’un après l’autre, à l’assaut de leur cible. Celle-ci ne ripostait pas, se contentant de placer ses bras devant elle, maigre rempart que les prédateurs brisaient aisément. Je rayai rageusement l’extrait posant problème et le remplaçai par trois mots, trois petits mots qui devraient changer radicalement le combat, et tant pis pour la soi-disant cicatrice.

« Pas de pitié »

A ce même moment, un carnivore plus gauche que les autres ne réussit pas à souffler la frêle défense érigée par mon héroïne et planta profondément ses crocs dans son bras. Une immobilité totale gagna l’arène, au centre, Marie n’avait pas changé physiquement, seul son regard, l’aura qu’elle dégageait et ses tremblements de rage différaient d’auparavant. Tous les loups, à l’exception de celui pendu au bras de sa proie, le comprirent et se réunirent, comme pour organiser une nouvelle stratégie.

-Saleté de clebs ! Ça t’amuse de me bouffer le bras !

Tout en hurlant, Marie avait saisi le loup à la nuque et serrait de toutes ses forces, le pauvre eut beau se débattre, les rôles venaient de changer, son ancienne victime ne le lâchait pas et il finit par mourir étranglé. Réduit à une boule de poils inerte, le cadavre s’affaissa au sol, les autres canidés décidèrent d’attaquer à cet instant. Deux premiers assaillants se lancèrent des deux côtés simultanément, à leur grande surprise, leur cible regardait simplement droit devant elle, immobile. Chargeant tout de même, ils bondirent simultanément mais leurs mâchoires se refermèrent sur du vide.
Sortant de sa torpeur, la guerrière avait en un instant reculé, dégainé et frappé. Ils voulurent tourner la tête afin de voir où était passée la femme. Trop tard. Avant d’avoir pu japper, les deux animaux rejoignaient leur compagnon mort par terre, leur pelage teinté d’un long sillon écarlate. L’attaque suivante, menée par une bête plus majestueuse que les autres, ne comportait aucune tactique, le monstre tout en muscles essayait de planter ses griffes dans la chair de mon héroïne. Celle-ci se protégeait bec et ongles mais ne parvenait pas à parer totalement les assauts portés sur son bras blessé.
Après quatre nouvelles blessures, je me décidai à intervenir. Ellana m’avait expliqué que les blessures faites à mon héroïne provoqueraient des dommages au cahier contenant son portrait, en les réparant je la soignai instantanément. Le cahier de Marie entre les mains, je réparai tant bien que mal les déchirures et autres dégradations. Revigorée instantanément, la combattante dévia in extremis une attaque visant sa poitrine puis, dans le même mouvement, traça un long trait cramoisi le long du corps du loup. A ce moment une alarme retentit.

-Infraction ! Infraction ! Il est interdit de soigner ses héros durant un combat ! Pénalité moyenne infligée !

Soudain les bras et les jambes de ma guerrière se retrouvèrent enchaînés à d’énormes boulets pesant certainement plus d’une trentaine de kilos chacun. Face à elle, les quelques ennemis restants disparurent, laissant la place à un autre bien plus imposant. Mesurant deux bons mètres et pesant facilement sa tonne, il se rua sur Marie qui, face à cette créature, paraissait presque insignifiante. Ses titanesques griffes raclaient le sol et sa gueule, remplie de crocs longs comme la main, claquait dans le vide.
Ne pouvant bouger, mon personnage fléchit les jambes et, réunissant toutes ses forces, attrapa fermement les chaînes qui l’entravaient avant de lancer le poids dans la tête de la montagne à pattes. Dans un craquement sinistre, la mâchoire inférieure céda, pendant lamentablement dans le vide. Profitant que la bête hurle de douleur, Marie réussit une seconde fois à soulever les chaînes autour du large cou du loup. Il eut beau se débattre, elle esquiva les quelques coups de griffes désespérés tout en serrant plus fort encore. Quelques secondes plus tard, la grille de l’arène se rouvrait et les boulets disparurent, rendant mon héroïne à nouveau libre de ses mouvements.

-L’auteur Emmanuel passe à la 853ème place, bravo. L’auteur Jack London rétrograde à la 548ème place, dommage.

L’annonce de ma victoire m’enleva le stress du combat, il s’en était fallu de peu et mon erreur aurait pu coûter cher à Marie. Une nouvelle fois, la foule de curieux regroupés là m’acclamait, me sifflait ou me regardait, contrariée. Malgré leurs sourires, je me doutais que tous avaient espéré me voir perdre, les paroles de Gabriel me revenaient en tête, ils n’admettaient pas que je puisse les surpasser dans ce domaine.
Rejoignant le salon des modifications, je réécrivis attentivement le passage effacé de la description de mon héroïne et relus, au cas où, tout le livre ; après quoi, rassuré de ne pas avoir trouvé d’autres passages problématiques, je décidai d’aller voir les correcteurs afin de leur soumettre mon nouveau héros.
L’endroit ne fut pas dur à trouver, outre le fait que le chemin me soit resté en tête, « l’hôpital » des correcteurs était adjacent à la l’immense salle où se trouvait le panneau d’affichage géant. N’étant pas pressé, je pris le temps d’observer cette grande pièce qui, quand on y regardait de plus près, était on ne peut plus étrange. Lors de mon premier passage, je n’y avais pas prêté attention, et lors du deuxième j’étais escorté par des policiers à la suite de la rébellion des personnages au salon des modifications. Des petites cabanes en tôle occupaient toute la longueur d’un mur, chacune d’entres elles étant gardée par des hommes ou des femmes souvent vêtus d’habits amples et de couvre-chef, si bien que leur visage restait invisible.
En passant près d’eux, les personnes m’interpellèrent, me demandant de les laisser m’exposer ce qu’ils avaient en stock ; curieux, j’acceptai la troisième proposition que l’on me fit. Mon interlocuteur me montra son repaire, m‘invitant sans doute à rentrer, je déclinai son offre et, cherchant à assouvir ma curiosité, je lui demandai ce qu’elle était (car il s’agissait bien d’une femme au son de sa voix) et ce qu’elle faisait ici.

-Si tu es de l’administration, je t’arrête tout de suite, je suis parfaitement en règle et ce que je fais n’a rien d’illégal.

La rassurant sur mon statut, la femme parut se détendre, à nouveau elle me montra la porte de sa caban, à nouveau je déclinai l’offre.

-Petit, me dit-elle calmement, si tu penses que je vais accepter de discuter ici avec toi alors tu te trompes lourdement, si tu veux des informations, alors il te faudra entrer. Si tu as peur pour ta sécurité, tu n’as qu’à emmener ton héroïne, cela ne me dérange pas, au contraire. En revanche je préférerais que tu laisses ton grand gaillard devant la porte, cela évitera que nous soyons dérangés.

Je n’étais pas du tout convaincu et commençais déjà à regretter mon désir de savoir. Marie me regardait, je lisais dans ses yeux une pointe d‘appréhension, mais sinon, elle semblait sûre d’elle, confiante. Cette confiance dissipa ma propre inquiétude et j’acceptai finalement d’entrer dans cette hutte métallique. L’intérieur, plus exigu qu‘il n‘y paraissait vu de l‘extérieur, était meublé de trois chaises disposées près de ce qui devait être une fenêtre, ou alors un espace plus large entre les tôles. En face, le long du « mur », une bibliothèque contenait une grande collection de livres, la pénombre dans laquelle nous nous trouvions m’empêchait de voir clairement, pourtant une forme se détachait de l’ombre, dans le fond de la pièce. Notre hôte ferma la porte, rendant l‘endroit encore plus sombre, et s’affala sur une des chaises, là, plus détendue et sûre que personne ne nous regardait, elle ôta son lourd manteau ainsi que le tissu recouvrant sa tête. Malgré le peu de luminosité, je notais une de chevelure blonde coupée assez court ainsi qu’un visage fin aux traits marqués.

-Bien, commença-t-elle, en quoi puis-je t’être utile ?

Je m’assis à mon tour.

-A vrai dire, je voulais simplement savoir ce que vous faisiez, c’est la première fois que je vous remarque et je dois dire que vous êtes assez intrigante.

Une lueur d’étonnement éclaira ses petits yeux, lueur qui disparut très vite ; à la place, notre interlocutrice posait sur moi un regard intéressé.

-Tu n’es pas venu ici pour faire une transaction ? Même pas une toute petite information ? Tu es sûre ?

J’acquiesçai. La femme soupira :

-Les affaires sont dures depuis quelque temps, je pensais vraiment que tu venais pour troquer.

-Vous troquer quoi ? interrogea mon personnage.

Notre interlocutrice afficha un large sourire en direction de Marie :

- Je suis un dealer. Je suis surtout porté sur le trafic d’héroïne, et toi ma chère tu me parais être de très bonne qualité.

Mon sang ne fit qu’un tour :

-Du trafic d’héroïne ? M’écriai-je. Vous voulez dire que les livres qui sont là-bas…

-Oui, continua calmement la négociante, il s’agit de mon stock d‘héroïne. Je les échange avec les autres auteurs contre des places ou contre des informations que je revends ensuite à d’autres, tout cela dans le but de grimper au classement, petit à petit, sans jamais, ou presque, avoir à combattre, si se n’est de temps en temps, histoire de tester mes nouvelles acquisitions.

-Mais c’est stupide, qui irait vous acheter des héros ?

-Crois-moi, ils sont plus que tu ne le crois, souvent des écrivains qui sont arrivés ici grâce à leur imagination mais qui dans leurs écrits ne possèdent pas de personnages pouvant faire de bons combattants. Et puis il y a aussi les amateurs de trésors, car cela peut t’étonner mais je dispose de quelques ouvrages très précieux.

Je n’en revenais pas, l’existence de ces trafics ainsi que le manifestant de la dernière fois brisèrent la vision idyllique que je m’étais fait du monde des libres artistes. La revendeuse s’amusa de voir mon expression dépitée.

-Ne fais pas cette tête, petit, comme je l’ai dit tout à l’heure, c’est parfaitement légal, si cela peut te consoler, tu peux nous considérer comme des informateurs, des indics, ou comme des antiquaires, à toi de voir. Personnellement je me considère comme une collectionneuse.

-Mais tous ces livres, où les avez-vous trouvés ?

-Ha ça, c’est un secret, mes fournisseurs tiennent à rester anonymes. Crois-le ou non, j’en ai même déjà trouvé plusieurs par terre !

Elle se stoppa un instant, son regard se durcit, elle me fixa avec insistance, essayant de lire sur mon visage une quelconque réaction :

-Hier soir par exemple, j’en ai ramassé un qui était tombé pas très loin d’ici, et crois-moi il s’agit d’un personnage connu, un ouvrage très…

Nouvelle pause, ses yeux ne me quittaient pas, ses lèvres s’étirèrent en un sourire malicieux, son dernier mot fut à peine audible, un simple murmure :

-Recherché…

Elle était crispée, les mains croisées derrière le dossier de la chaise, elle continuait à relever le moindre de mes changements d’attitude.

-Et alors, demandai-je, qu’allez-vous faire de cette œuvre si importante ?

-Eh bien, si son propriétaire désire la récupérer, il n’a qu’à venir la chercher, je n’ai aucune intention de lui rendre gratuitement et le prix pour mon silence sera assez cher.

-Mais c’est du vol ! M ‘écriai-je en bondissant de mon siège.

Après mon exclamation, tout se passa très rapidement, trop rapidement pour que je puisse réagir. En me voyant me lever, la dealeuse remua ses mains dans son dos, j’entendis un bruit de papier que l’on déchire, moins de deux secondes plus tard, deux silhouettes apparurent derrière elle, se détachant de la pénombre environnante. D’un bond, les apparitions se jetèrent sur nous, l’une d’elles me plaqua au sol tandis que l’autre se glissait dans le dos de Marie et la ligotait à sa chaise.
Les ténèbres entourant les agresseurs disparurent peu à peu, ils s’agissaient d’héroïnes. Je ne voyais de ma tortionnaire qu’une longue chevelure sombre qui pendait devant mes yeux, en revanche ma guerrière se trouvait face à une femme plutôt grande, dont le corps était constitué de flamme, une ifrit. Alerté par le bruit, Le Faucon tambourinait contre la porte aussi fort qu’il pouvait en hurlant qu’on vienne lui ouvrir. Après s’être assuré qu’aucun de nous ne pouvait faire le moindre geste, l’auteur s’approcha, et se pencha vers mon visage :

-Cette porte peut résister à n’importe quelle attaque, tant que je n’aurai pas décidé le contraire, elle restera fermée, alors dis à ton héros que tout va bien et qu’il se calme ou mon personnage assis sur toi te saignera comme un porc.

Sa voix, glaciale, ne laissait transparaître aucune émotion. Préférant ne pas vérifier si ses menaces seraient mises à exécution, j‘obéis.

-Tout va bien, Gabriel, continue de surveiller l’entrée.

Evidemment le sniper n’en croyait pas un mot, cependant il cessa de cogner contre le battant et reprit sa garde en grommelant.

-Bien, maintenant nous pouvons discuter calmement, première question, quel est ton nom ?

-Emmanuel.

-D’accord, ensuite, quel genre de texte écris-tu ?

-Des livres fantastiques, des nouvelles ou des petites histoires.

-Pas de poésie ?

Je fis non de la tête, ma réponse sembla déplaire à ma geôlière qui fit un signe de tête à l’héroïne enflammée, laquelle appliqua un de ses doigts incandescents sur l’épaule de Marie. Celle-ci hurla de douleur lorsque le feu commença à brûler sa peau.

-Un peu de poésie, hurlai-je, je me suis essayé à la poésie mais seulement pour tester, après je suis retourné aux romans.

-Si tu me mens, je fais rôtir ton personnage à petit feu.

-Je ne mens pas.

Une nouvelle fois l’esprit ardent dirigea son doigt vers sa prisonnière.

-Je le jure ! Je n’écris pas de poésie.

L’héroïne de flamme stoppa, la dealeuse lui fit signe de reculer.

-Très bien, je vais te croire, mais attention, au moindre geste je te flambe sur place. Méta relâche la fille.

Le corde qui bloquait Marie frétilla et tomba au sol ; là, le cordon se changea en une nouvelle héroïne qui se rangea près de sa camarade ardente.

-Au vu de ce qui s’est passé j’en déduis que le livre que j’ai trouvé ne t’appartient bel et bien pas.

-Bien sûr que non, je vous l’ai dit j’étais simplement curieux de connaître ce que vous faisiez, mais si j’avais su il ne fait aucun doute que je ne vous aurais même pas approché.

Notre hôte changea du tout au tout, son visage impassible laissa place à une expression inquiète et gênée ; retournant près de sa chaise elle s’assit en soupirant.

-Je suis vraiment navrée de ce que je vous ai fait subir, à vrai dire je t’avais vraiment pris pour le propriétaire du livre.

-Et vous réservez cet accueil à tous vos clients ? Pas étonnant que personne ne vienne !

Riant tristement, la dealeuse fixa l’ombre dans la zone d’ombre dans le fond de la pièce :

-C’est-à-dire que le client que j’attends est très particulier, d’ailleurs je ne serais pas surprise que ce soit lui qui s’énerve en ce moment même après ton héros qui monte la garde.

En effet, en tendant l’oreille, je percevais les bruits d’une dispute, j’entendais la voix monocorde de Gabriel qui répondait à chaque phrase du visiteur que l’entrée était interdite, ce qui exaspérait encore plus l’auteur.

-Je pense qu’il est temps que tu t’en ailles, mais pour ta sécurité je te recommande de prendre la sortie de derrière, on ne sait jamais ce que pourrait faire cette personne.

Après l’interrogatoire pour le moins musclé que je venais de subir, l’entendre se soucier de ma sécurité paraissait presque comique, mais son visage fermé et son regard dur, eux, me coupaient toute envie de rire.
Sur ce, la femme me montra la sortie de secours que je m‘empressai d’utiliser. Une fois sortis, se fondre dans la foule ne nous posa aucun problème, il fallait maintenant récupérer Gabriel qui empêchait toujours l’homme d’entrer. Heureusement, le dealer se chargea de cela ; sortant de sa cabane, elle glissa quelques mots à mon héros qui s’en alla immédiatement après. Quand le mystérieux visiteur fut rentré dans la planque, nous rejoignîmes le Faucon, lequel vagabondait au hasard sans la salle ; arrivé à son niveau, je l’interrogeai sur l’identité de l’homme.

-Je ne sais pas, répondit-il, son capuchon m’empêchait de voir son visage, en tout cas il semblait très irrité et pressé de voir cette femme. Même quand je suis parti il s’est retourné et m’a regardé m’en aller.

Ne voulant pas m’attarder ici, je proposai de nous faire ce que nous avions prévu, à savoir aller voir les correcteurs. L’épisode du rendez-vous avec la dealeuse d’héroïne soulevait trop de questions auxquelles je ne pouvais pas encore répondre et sur lesquelles je ne voulais pas me pencher pour l’instant.





En entrant, un personnage vêtu d’une blouse blanche vint à notre rencontre, lorsque je lui expliquai la raison de notre visite, il nous conduisit dans une salle d’examen et nous demanda d’attendre les correcteurs. L’endroit, d’un blanc immaculé, faisait penser à une cellule d’hôpital psychiatrique, il ne manquait que les parois capitonnées, au plafond pendait une lampe qui diffusait une lumière blafarde, un bureau, blanc également et sans chaise, constituait, avec une table d’opération, les seuls objets de la pièce. Dans le fond, les portes s’ouvrirent sur une paire de personnages pour le moins étonnant. Le premier, certainement un homme, ne possédait pas de corps à proprement parler, il s’agissait plutôt d’un assemblage complexe de milliers d’aiguilles, lesquels formaient un semblant de silhouette humaine, quant à son visage, on retrouvait à s’y méprendre le même faciès que celui d’une citrouille d’Halloween. Le deuxième quant à lui n’avait pas de visage et pas de bras non plus, il ressemblait assez à une allumette avec des jambes ; l’image me fit sourire. Les deux créatures s’approchèrent de nous, l’homme- aiguille prit la parole :

-Nous sommes des correcteurs, que pouvons-nous pour vous ?

Un frisson me parcourut quand mon regard se posa sur les orbites vides.

-Ne t’en fais pas garçon, je vois très bien.

La remarque me fit sortir de ma torpeur.

-Je suis venu faire corriger mon héros.

L’examinateur se retourna vers Gabriel, lequel ne sourcilla pas, même quand le correcteur s’approcha de lui.

-Très bien, poursuivit l’homme-aiguille, veuillez remettre l’écrit à mon collègue.

Le dit collègue marcha dans ma direction ; alors que je me demandais de quelle manière il pourrait tenir l’ouvrage, la solution s’imposa à moi. A un mètre de moi, il commença à se dandiner, la signification de cet étrange balancement ne tarda pas à se faire connaître quand deux membres poussèrent de part et d’autre du tronc, d’abord minuscules puis de plus en plus grands, jusqu’à devenir de véritables bras.
Ouvrant de grands yeux ébahis, je lui tendis le livre. Il le saisit délicatement et s’en alla vers le bureau, là il déposa l‘œuvre et se pencha jusqu’à ce que sa tête touche le papier. L’opération m’intriguait et je me risquai à m’approcher pour observer ce que faisait l’homme sans visage. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant qu’au milieu de son figure trônait désormais un nez qui reniflait bruyamment les pages de la description. Il sentait, lignes après lignes, mots après mots, renversant quelquefois la tête en arrière pour expirer. A chaque faute, le nez se stoppait, le héros dépliait alors un de ses longs doigts et le posait à l’ endroit de l’erreur, on entendait alors un bruissement de feuilles, après quoi l’homme recommençait à humer les pages. A la fin de la description, le correcteur se redressa, l’arrière de son crâne lisse se rida, la peau se tordait, remuait jusqu’à ce qu’une bouche apparaisse :

-J’ai terminé mon travail, articula-t-elle. Où en es-tu ?

-Il me reste encore quelques petites choses à faire, siffla l’aiguille.

Obligé d’attendre, l’homme redevenu sans visage se tourna vers mon héroïne et tendit un doigt dans sa direction. Au bout de l’index se trouvait un œil, détail qui tira à Marie un cri d’horreur. Sans faire attention à la réaction de la guerrière, le correcteur pivota vers moi, une nouvelle bouche se modela dans la paume de sa main :

-Veux-tu qu’en attendant je vérifie ton héroïne ? On ne sait jamais, une faute aurait pu être oubliée.

Mon personnage, apeuré, remuait énergiquement la tête en espérant que je suive son avis.

-Ce n’est pas la peine, répondis-je, elle a déjà été corrigée.

La bouche soupira

-Dommage, elle semblait si… délicieuse.

Sur ce, l’individu tourna les talons et s’en alla par où il était venu, nous laissant avec son collègue, lequel examinait minutieusement le corps du personnage, faisant glisser les aiguilles qui lui servaient de main le long de la peau du héros. Au bout d’un moment, les aiguilles se figèrent près de l’épaule du Faucon.

-Serre les dents, cela risque de faire mal.

Le sniper n’eut pas le temps de s’interroger, cinq longs doigts acérés se plantèrent profondément dans la chair. Gabriel étouffa un hurlement, tous ses muscles se bandèrent afin d’essayer de contenir la douleur. Le long de la plaie s’écoulait un liquide noir et épais.

- Un résidu d’encre, expliqua le correcteur, c’est ça qui, en trop grand nombre, déclenche des accès de folie.

L’abcès suinta encore quelques secondes avant de s’arrêter totalement. L’homme-aiguille vérifia rapidement le reste du corps avant de déclarer, satisfait, que tout allait bien.

-Vous pouvez y aller, ce personnage est désormais sain.

Rassuré de enfin pouvoir quitter cet endroit, je récupérai le livre sur le bureau et m’empressai de sortir de là.

-Je ne veux plus jamais retourner là-dedans, s’exclama Marie, ces types font froid dans le dos.

J’étais bien d’accord avec elle, seulement après avoir été témoin d’un des accès de folie cités précédemment, je préférai encore endurer les correcteurs.


Afin de nous changer les idées, nous cherchâmes de nouveau un adversaire, encore une fois sans succès. Je tentai d’utiliser la même méthode que Jack London mais malheureusement, ayant une nouvelle fois personnifié ma création, l’animal déclarait à ceux qui s’approchaient qu’il n’était qu’un appât afin de les attirer dans un combat, ce qui ne nous aidait pas du tout. Malgré le souhait de Marie qui était de garder le nouveau « toutou parlant », je le supprimai totalement.
Le soir venu, nous retournâmes à notre chambre, et, comme la veille, je m’isolai au bureau pour continuer ce que j’avais entrepris le jour précédent et finis par m’assoupir.
Le lendemain s’annonçait cependant différent ; dès le lever, en sortant de la chambre, je remarquai une effervescence inhabituelle. Tout le monde courait dans tous les sens, affichant des visages affolés et tenant dans leurs mains un papier .Curieux de connaître la raison de cette agitation, j’interpellai un homme qui passait :

-Vous n’êtes pas au courant, s’étonna-t-il, l’administration a fait passer un message au sujet du tueur.

Il me conseilla ensuite d’en demander un exemplaire au salon des modifications. Sans tarder je me procurai le fameux document et m’installai à une table pour le lire :


« Suite à la découverte de deux nouveau corps, de toute évidence dus au tueur en série sévissant depuis peu, quelques nouvelles règles ont été décidées et seront appliquées dès ce soir.

1) Les auteurs devront impérativement regagner leurs appartements à 10h00, 10h30 au plus tard. Après cette heure les portes des chambres seront automatiquement fermées et ne se rouvriront que le lendemain matin à 6h00. Tout auteur arrêté dans les couloirs entre ces heures sera considéré comme suspect et interpellé par les forces de l’ordre.

2) Toute personne agissant de manière suspecte pourra être interpellée par les forces de l’ordre.

3) Tout acte violent hors des duels sera considéré comme une agression et leurs auteurs seront interpellés par les forces de l’ordre.

4) Un agent des forces de l’ordre peut à tout moment demander à un écrivain de lui montrer ses livres afin de les contrôler, si l’écrivain refuse alors il sera interpellé par l’agent en question »


L’administration comptait visiblement beaucoup sur sa police, il fallait s’attendre à croiser de plus en plus d’agents de sécurité dans les couloirs. La situation devenait cependant grave, un tueur se baladait librement dans les couloirs du monde des libres artistes et personne n’était encore parvenu à l’arrêter.



En plus de mon repas je commandai un nouveau cahier, avec ce psychopathe en liberté, je jugeais plus prudent de renforcer mes troupes en y rajoutant un nouveau personnage. Marie était une guerrière, Gabriel une sorte d’archer, il me manquait encore un style : près, loin, discret, tels étaient les trois critères que je m’imposais. En vérité, je me doutais que « magique » pouvait aussi être rajouté, en effet, il ne me semblait pas que Harry Potter et tous ses amis étaient des guerriers renommés.
Mon plat terminé, je me mis immédiatement au travail, inutile pour l’instant de s’évertuer à façonner le moindre détail, il me fallait tout d’abord créer les base de mon personnage, son histoire et les précisions sur son comportement seraient rajoutées ce soir.

















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