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Sortant le cahier délabré
de mon héroïne, j’entrepris patiemment les réparations, effaçant
les taches et scotchant les déchirures. Un quart d’heure plus
tard, le livre était raccommodé et Anna respirait de nouveau, mais
elle resta malgré tout inconsciente. Je retournai auprès de mes
deux héros qui attendaient quelques mètres plus loin et leur
annonçai que tout allait bien.
La nouvelle fut
accueillie par des soupirs de soulagement et, rassurés, nous
organisâmes des tours de garde en attendant de repartir. Je devrais
faire la sentinelle durant la première heure et Marie durant la
deuxième, Gabriel fut exempt de la garde, il décida de rester au
chevet de l‘héroïne endormie.
Le soleil déclinait
lorsque je m’assis, près du ruisseau, afin de surveiller les
environs, notre camp improvisé était malheureusement à découvert
et n’importe qui passant par là pourrait nous repérer. Je pris
une feuille blanche et créai un système de détection rudimentaire,
un fil tendu tout autour de la clairière et des clochettes
accrochées à intervalles réguliers, grâce à cela, je serais
averti dès qu’une personne entrerait dans la zone. A ma gauche, la
montagne me surplombait de toute sa hauteur, ses pics rocheux ne
m’avaient jamais paru si près.
L’heure se passa
tranquillement, aucune clochette ne retentit, personne en vue,
lorsque Marie vint prendre la relève, je somnolais à moitié. Dans
un silence embarrassé, elle s’assit à coté de moi, rouge
pivoine.
-Je suis désolé,
finit-elle par déclarer, je n’aurais pas dû, je suis désolée.
Comme réponse, je passai
mon bras autour de ses épaules ; d’abord surprise, elle se
colla ensuite timidement contre moi. N’étant pas très doué pour
ce genre de déclaration, je répétai encore et encore ce que je
souhaitais lui dire, imaginant chacune de ses réactions possibles,
quand la formule me parut au point, j’inspirai profondément, mon
cœur se serrait dans ma poitrine.
-Je t’aime.
Cela eut le résultat
escompté. Enroulant à son tour ses bras autour de moi, elle posa sa
tête contre mon épaule, il me sembla d’ailleurs sentir des larmes
humidifier mon tee-shirt.
Nous demeurâmes un long
moment ainsi, sans esquisser le moindre mouvement, de peur de rompre
le charme, profitant de cet instant et souhaitant qu‘il dure
toujours.
Je voulais à tout prix
gagner ce combat afin de pouvoir vivre avec elle, qu’elle ne soit
plus qu’un simple personnage imaginaire que je ne pourrais voir que
dans ce monde truffé de combats. La simple idée de devoir
m’éloigner d‘elle m‘était insupportable.
Ce fut avec cette
certitude que je me levai doucement, une idée me trottait dans la
tête depuis assez longtemps, si je voulais avoir une chance de
gagner, il fallait que je sois plus fort. Comme je l’avais dit
auparavant, il existe environ quatre styles de personnages :
guerrier, archer, assassin, autre. Marie était une guerrière,
Gabriel un « archer » des temps modernes, Anna
rassemblait les caractéristiques d’un assassine, il me fallait
donc faire partie des « autres ». Saisissant mon cahier,
je notai mon idée, à partir de maintenant, j’étais un combattant
possédant la capacité de manipuler à ma guise l’eau et la glace.
Cette spécificité me conférait un avantage certain ; je
rajoutai quelques défauts à ce talent, histoire de paraître plus
réaliste, en aucun cas je ne pourrais créer de l’eau, je devrais
donc utiliser celle à ma portée.
Il me serait aussi
impossible de faire avec plus que ce que je n’ai, en gros, une
bouteille d’eau ne me permettra pas de matérialiser un bastion de
glace, je serais limité par la quantité d’eau à ma portée.
Toutes ces règles
étaient certes assez contraignantes mais elles me procuraient aussi
un réalisme que certains auteurs ne savent créer, beaucoup dans ce
monde imaginaient des personnages sans défauts, or la perfection
n’existe pas, même dans un livre.
Quand ma source
d’inspiration sur ce nouveau don se tarit, je revins près de Marie
et essayai de lui montrer ma nouveauté. Les premiers essais furent
catastrophiques et je ne parvins même pas à attirer l’eau du
ruisseau dans mes mains, la manière d’agir m’était inconnue et
je ne voyais vraiment pas comment faire, j’avais oublié de
préciser cela dans mon cahier. Marie me contemplait avec curiosité,
son regard brillait d’une flamme nouvelle, rien qu’en la
regardant j’en étais persuadé, elle m’aimait.
Lors d’un nouvel
essai, une sensation nouvelle m’envahit, là où avant j’entendais
le ronronnement du ruisseau résonner, maintenant comme un murmure à
peine audible, j’essayais de comprendre ses paroles mais
malheureusement j’échouai, je tentai alors une autre approche,
formant mentalement une question, je l’envoyai vers le murmure, la
réponse ne tarda pas à me parvenir. Une voix claire et riante
retentit dans mon crâne :
-Tiens ? C’est
la première fois que quelqu’un me comprend. Que veux-tu, petit
homme ?
Jamais auparavant je
n’aurais cru qu’un ruisseau pouvait parler, comme si elle sentit
mon étonnement, la voix rétorqua :
-Bien sûr que je sais
parler, n’importe quelle chose possède la parole, même un minéral
s’exprime, c’est seulement que vous les Hommes n’êtes pas
aptes à nous entendre, tu es jusqu’ici le premier à en être
capable, je te félicite. Trêve de bavardage, que veux-tu au juste ?
Le timbre de la voix
avait changé, étant devenu glacial, dur ; il ne fallait
cependant pas se laisser déstabiliser ; choisissant moi aussi
un ton ferme, j’ordonnai :
-Obéis-moi !
Sans doute y étais-je
allé un peu fort, j‘avais été trop présomptueux. Devant moi, le
cours d’eau se mit à bouillonner, un énorme flot se forma et me
happa violemment. Je fus projeté une dizaine de mètres plus loin
avant de l’avoir réalisé. Marie avait bondi, toutes armes dehors,
cherchant un point faible à cette masse aqueuse.
-Mauvaise réponse !
Tonna la voix. Alors, qui doit obéir à qui ? Apprends,
misérable que rien ne peut arrêter les flots et que personne, je
dis bien personne, ne peut m’entraver !
Sur ce, comme pour
prouver ses affirmations, je fus encore une fois envoyé dans les
décors sans pouvoir me défendre. Mon héroïne, affolée,
hasarda un coup de cimeterre qui ne fit que traverser l’eau sans
provoquer le moindre dégât à cette colonne aquatique d’une
quinzaine de mètres. Considérant sa nouvelle adversaire avec
dédain, « l’esprit » de l’eau l’engloutit en son
sein, et la regardait s’asphyxier sans rien faire.
-Pauvre petit,
crois-tu vraiment que l’Homme peut dominer les éléments ?
Nous nous laissons faire car nous le voulons bien ! ô combien
il serait facile de nous rebeller ! Une tornade, un raz
de marée, un tremblement de terre, nous possédons mille et une
manières de vous exterminer !
Si je ne faisais rien,
Marie allait mourir, sans réfléchir je hurlai mentalement :
- Relâche-la ! Elle
n’a rien à voir !
-Me menacerais-tu,
insignifiant petit être ?
-Tu m’obéiras, que tu
le veuilles ou non !
-C’est ce qu’on
verra, railla-t-elle.
Je concentrai toute ma
rage sur elle, une énergie nouvelle battait en moi, je la sentais
couler dans mes veines, je sauverai Marie à tout prix. La présence
dans ma tête parut se troubler, en quelques secondes, son air
supérieur disparut, le bras d’eau commença soudain à geler,
rapidement, toute la masse ressembla à un immense iceberg.
-Tu contrôles donc
aussi la glace, intéressant ! Mais si tu penses que cela suffit
à me faire plier, tu te trompes lourdement. Il ne faut pas
réveiller l’eau qui dort.
Ces paroles prirent toute
leur importance lorsque la rivière s’anima de nouveau, un
gigantesque bras liquide s’abattit sur le sol, des doigts
titanesques grattaient inlassablement l’herbe à la recherche d’une
prise à partir de laquelle s’aider. Après des essais infructueux,
le membre aqueux explosa littéralement en centaines de milliers de
gouttes d’eau qui flottèrent tout autour de nous, formant une
épaisse brume.
-Emmanuel !
La voix de Marie me
parvenait atténuée, presque comme un murmure au loin, pourtant
l’héroïne n’était retombée qu’à quelques mètres de moi.
La purée de pois, qui s’épaississait de plus en plus, m’empêchait
de voir à plus de deux mètres :
-Et maintenant que
peux-tu me faire ?
L’esprit de l’eau
résonnait dans mon crane, son ton narquois ne faisait qu’augmenter
ma frustration de ne rien pouvoir faire. Ma colère ne lui échappa
pas et elle se fit un plaisir de me narguer davantage :
- Montre-toi si tu te
crois si forte ! Hurlai-je à plein poumons.
L’air vibra, une note
aiguë se propagea dans le brouillard, il me fallut un instant pour
comprendre qu’il s’agissait d’un rire. Cependant l’élément
accéda à ma requête, mon champ de vision s’élargit
agréablement, ce qui me permit même de distinguer la forme allongée
de mon personnage, mais quelque chose d‘autre occupait mon
attention, devant moi, les gouttes s’étaient rassemblées en un
amas informe.
Les contours d’une
personne se dessinèrent à l’intérieur de ce bloc, le liquide se
cristallisait pour créer les prémices d’un organisme humain,
aucun son ne troublait cette scène fabuleuse, rien en dehors de
cette création ne semblait avoir d’importance.
Deux longues jambes se
posèrent sur l’herbe humide, les pieds, minuscules, frémirent au
contact de la végétation tandis que se formait le reste du corps ;
lorsqu’il fut achevé, il était nu, offrant à ma vue une poitrine
galbée, des fesses rondes et un sexe féminin. Elle était belle,
son physique ne présentait aucun défaut, pourtant l’attrait pour
son corps dévêtu disparut dès que mon regard se posa sur son
visage. Sa bouche, ses traits, son menton, tout cela me rappelait
Marie, et à bien y réfléchir, la matérialisation tout entière
n’était qu’un clone approximatif de l’héroïne, pourtant un
détail différenciait la copie de l‘original. Les yeux de l’ondine
ne ressemblaient en aucun cas à ceux de ma guerrière, il s’agissait
seulement de deux sphères d’eau, des pupilles turquoise en
perpétuel mouvement, ses deux saphirs offraient à ce faciès toute
sa magnificence. La transformation se poursuivit, une longue
chevelure bleutée s’attacha en une queue de cheval, les seins se
couvrirent, un poncho bleu marine enveloppa son buste, une robe
courte de la même couleur s’enroula autour de ses hanches jusqu’à
ses genoux. Ses habits laissaient ses bras et ses jambes découvertes,
sa peau d’une pâleur bleutée contrastait avec ses vêtements
sombres.
-Es-tu satisfait de
cette forme ?
Son ton était dénué de
toute moquerie, maintenant mon adversaire se battait sérieusement.
A mains nues, l’ondine
s’avança, sans prendre la peine de se mettre en garde, simplement
en s’approchant pas à pas. N’importe qui aurait vu venir le
piège et se serait méfié, cependant, à cet instant, toute ma
colère et ma frustration trouvèrent en cette étrange créature le
défouloir idéal.
Je couvris la distance
qui me séparait de l’être liquide en deux enjambées, à son
niveau, dagues en mains face à un ennemi désarmé et sans défense,
n’importe lequel de mes gestes me menait à la victoire. La seul
particularité qui perturba mon raisonnement fut que le dit ennemi se
trouvait être formé d’eau, et qu’évidemment, en toute logique,
les attaques normales ne lui faisaient aucun effet.
Ma réflexion se vérifia
lorsque mes lames se plantèrent dans le fluide figé et ne purent
plus s’en réchapper, l’eau absorbait mes armes à la manière de
sables mouvants, impossible de les sortir de cette matière désormais
visqueuse et dont le bruit de succion me soulevait le cœur.
Doucement, alors que mes poignets s’enfonçaient à leur tour dans
le gouffre qui continuait de m’aspirer, l’esprit incarné leva sa
main et la posa délicatement contre ma joue. Le contact froid de cet
ersatz de peau me surprit, mais ce qui m’étonna plus encore fut le
timbre de sa voix qui résonna dans mon esprit :
-Tu ne peux rien
contre moi, car tu ne peux rien faire contre les éléments.
Son ton, calme et tendre,
me fit un moment douter quant aux raisons qui m’avaient poussé à
la combattre.
-Ton courage t’honore,
et rien que pour cette raison je souhaiterai t’aider…
Mon cœur s’emballa à
l’idée que peut-être mon objectif serait atteint !
-…Mais tu m’as
provoqué, et cela mérite la mort.
La phrase avait claqué
d’un coup sec dans ma tête, au même moment son autre bras se
changea en faux dont la lame mortelle se dirigea tout droit vers ma
gorge. Paralysé, à mon tour désarmé, je ne pouvais que regarder
venir cette attaque qui sans aucun doute m’enverrait vers la tombe.
Mais malgré cette situation désespérée, malgré ma position pour
le moins défavorable, je ne pouvais pas abandonner :
-Emmanuel !
Oui, pour elle je ne
pouvais baisser les bras ! Afin qu’elle devienne réelle, je
ne pouvais mourir maintenant, perdre après m’être juré de
réussir ! Je devais vivre !
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