jeudi 4 décembre 2014

eau

11



Sortant le cahier délabré de mon héroïne, j’entrepris patiemment les réparations, effaçant les taches et scotchant les déchirures. Un quart d’heure plus tard, le livre était raccommodé et Anna respirait de nouveau, mais elle resta malgré tout inconsciente. Je retournai auprès de mes deux héros qui attendaient quelques mètres plus loin et leur annonçai que tout allait bien.
La nouvelle fut accueillie par des soupirs de soulagement et, rassurés, nous organisâmes des tours de garde en attendant de repartir. Je devrais faire la sentinelle durant la première heure et Marie durant la deuxième, Gabriel fut exempt de la garde, il décida de rester au chevet de l‘héroïne endormie.
Le soleil déclinait lorsque je m’assis, près du ruisseau, afin de surveiller les environs, notre camp improvisé était malheureusement à découvert et n’importe qui passant par là pourrait nous repérer. Je pris une feuille blanche et créai un système de détection rudimentaire, un fil tendu tout autour de la clairière et des clochettes accrochées à intervalles réguliers, grâce à cela, je serais averti dès qu’une personne entrerait dans la zone. A ma gauche, la montagne me surplombait de toute sa hauteur, ses pics rocheux ne m’avaient jamais paru si près.


L’heure se passa tranquillement, aucune clochette ne retentit, personne en vue, lorsque Marie vint prendre la relève, je somnolais à moitié. Dans un silence embarrassé, elle s’assit à coté de moi, rouge pivoine.

-Je suis désolé, finit-elle par déclarer, je n’aurais pas dû, je suis désolée.

Comme réponse, je passai mon bras autour de ses épaules ; d’abord surprise, elle se colla ensuite timidement contre moi. N’étant pas très doué pour ce genre de déclaration, je répétai encore et encore ce que je souhaitais lui dire, imaginant chacune de ses réactions possibles, quand la formule me parut au point, j’inspirai profondément, mon cœur se serrait dans ma poitrine.

-Je t’aime.

Cela eut le résultat escompté. Enroulant à son tour ses bras autour de moi, elle posa sa tête contre mon épaule, il me sembla d’ailleurs sentir des larmes humidifier mon tee-shirt.
Nous demeurâmes un long moment ainsi, sans esquisser le moindre mouvement, de peur de rompre le charme, profitant de cet instant et souhaitant qu‘il dure toujours.
Je voulais à tout prix gagner ce combat afin de pouvoir vivre avec elle, qu’elle ne soit plus qu’un simple personnage imaginaire que je ne pourrais voir que dans ce monde truffé de combats. La simple idée de devoir m’éloigner d‘elle m‘était insupportable.
Ce fut avec cette certitude que je me levai doucement, une idée me trottait dans la tête depuis assez longtemps, si je voulais avoir une chance de gagner, il fallait que je sois plus fort. Comme je l’avais dit auparavant, il existe environ quatre styles de personnages : guerrier, archer, assassin, autre. Marie était une guerrière, Gabriel un « archer » des temps modernes, Anna rassemblait les caractéristiques d’un assassine, il me fallait donc faire partie des « autres ». Saisissant mon cahier, je notai mon idée, à partir de maintenant, j’étais un combattant possédant la capacité de manipuler à ma guise l’eau et la glace. Cette spécificité me conférait un avantage certain ; je rajoutai quelques défauts à ce talent, histoire de paraître plus réaliste, en aucun cas je ne pourrais créer de l’eau, je devrais donc utiliser celle à ma portée. 
Il me serait aussi impossible de faire avec plus que ce que je n’ai, en gros, une bouteille d’eau ne me permettra pas de matérialiser un bastion de glace, je serais limité par la quantité d’eau à ma portée.
Toutes ces règles étaient certes assez contraignantes mais elles me procuraient aussi un réalisme que certains auteurs ne savent créer, beaucoup dans ce monde imaginaient des personnages sans défauts, or la perfection n’existe pas, même dans un livre.
 Quand ma source d’inspiration sur ce nouveau don se tarit, je revins près de Marie et essayai de lui montrer ma nouveauté. Les premiers essais furent catastrophiques et je ne parvins même pas à attirer l’eau du ruisseau dans mes mains, la manière d’agir m’était inconnue et je ne voyais vraiment pas comment faire, j’avais oublié de préciser cela dans mon cahier. Marie me contemplait avec curiosité, son regard brillait d’une flamme nouvelle, rien qu’en la regardant j’en étais persuadé, elle m’aimait.
Lors d’un nouvel essai, une sensation nouvelle m’envahit, là où avant j’entendais le ronronnement du ruisseau résonner, maintenant comme un murmure à peine audible, j’essayais de comprendre ses paroles mais malheureusement j’échouai, je tentai alors une autre approche, formant mentalement une question, je l’envoyai vers le murmure, la réponse ne tarda pas à me parvenir. Une voix claire et riante retentit dans mon crâne :

-Tiens ? C’est la première fois que quelqu’un me comprend. Que veux-tu, petit homme ?

Jamais auparavant je n’aurais cru qu’un ruisseau pouvait parler, comme si elle sentit mon étonnement, la voix rétorqua :

-Bien sûr que je sais parler, n’importe quelle chose possède la parole, même un minéral s’exprime, c’est seulement que vous les Hommes n’êtes pas aptes à nous entendre, tu es jusqu’ici le premier à en être capable, je te félicite. Trêve de bavardage, que veux-tu au juste ?

Le timbre de la voix avait changé, étant devenu glacial, dur ; il ne fallait cependant pas se laisser déstabiliser ; choisissant moi aussi un ton ferme, j’ordonnai :

-Obéis-moi !

Sans doute y étais-je allé un peu fort, j‘avais été trop présomptueux. Devant moi, le cours d’eau se mit à bouillonner, un énorme flot se forma et me happa violemment. Je fus projeté une dizaine de mètres plus loin avant de l’avoir réalisé. Marie avait bondi, toutes armes dehors, cherchant un point faible à cette masse aqueuse.

-Mauvaise réponse ! Tonna la voix. Alors, qui doit obéir à qui ? Apprends, misérable que rien ne peut arrêter les flots et que personne, je dis bien personne, ne peut m’entraver !

Sur ce, comme pour prouver ses affirmations, je fus encore une fois envoyé dans les décors sans pouvoir me défendre. Mon héroïne, affolée, hasarda un coup de cimeterre qui ne fit que traverser l’eau sans provoquer le moindre dégât à cette colonne aquatique d’une quinzaine de mètres. Considérant sa nouvelle adversaire avec dédain, « l’esprit » de l’eau l’engloutit en son sein, et la regardait s’asphyxier sans rien faire.

-Pauvre petit, crois-tu vraiment que l’Homme peut dominer les éléments ? Nous nous laissons faire car nous le voulons bien ! ô combien il serait facile de nous rebeller ! Une tornade, un raz de marée, un tremblement de terre, nous possédons mille et une manières de vous exterminer !

Si je ne faisais rien, Marie allait mourir, sans réfléchir je hurlai mentalement :

- Relâche-la ! Elle n’a rien à voir !

-Me menacerais-tu, insignifiant petit être ?

-Tu m’obéiras, que tu le veuilles ou non !

-C’est ce qu’on verra, railla-t-elle.

Je concentrai toute ma rage sur elle, une énergie nouvelle battait en moi, je la sentais couler dans mes veines, je sauverai Marie à tout prix. La présence dans ma tête parut se troubler, en quelques secondes, son air supérieur disparut, le bras d’eau commença soudain à geler, rapidement, toute la masse ressembla à un immense iceberg. 

-Tu contrôles donc aussi la glace, intéressant ! Mais si tu penses que cela suffit à me faire plier, tu te trompes lourdement. Il ne faut pas réveiller l’eau qui dort.
Ces paroles prirent toute leur importance lorsque la rivière s’anima de nouveau, un gigantesque bras liquide s’abattit sur le sol, des doigts titanesques grattaient inlassablement l’herbe à la recherche d’une prise à partir de laquelle s’aider. Après des essais infructueux, le membre aqueux explosa littéralement en centaines de milliers de gouttes d’eau qui flottèrent tout autour de nous, formant une épaisse brume.

-Emmanuel !

La voix de Marie me parvenait atténuée, presque comme un murmure au loin, pourtant l’héroïne n’était retombée qu’à quelques mètres de moi. La purée de pois, qui s’épaississait de plus en plus, m’empêchait de voir à plus de deux mètres :

-Et maintenant que peux-tu me faire ?

L’esprit de l’eau résonnait dans mon crane, son ton narquois ne faisait qu’augmenter ma frustration de ne rien pouvoir faire. Ma colère ne lui échappa pas et elle se fit un plaisir de me narguer davantage :

- Montre-toi si tu te crois si forte ! Hurlai-je à plein poumons.

L’air vibra, une note aiguë se propagea dans le brouillard, il me fallut un instant pour comprendre qu’il s’agissait d’un rire. Cependant l’élément accéda à ma requête, mon champ de vision s’élargit agréablement, ce qui me permit même de distinguer la forme allongée de mon personnage, mais quelque chose d‘autre occupait mon attention, devant moi, les gouttes s’étaient rassemblées en un amas informe.
Les contours d’une personne se dessinèrent à l’intérieur de ce bloc, le liquide se cristallisait pour créer les prémices d’un organisme humain, aucun son ne troublait cette scène fabuleuse, rien en dehors de cette création ne semblait avoir d’importance.
Deux longues jambes se posèrent sur l’herbe humide, les pieds, minuscules, frémirent au contact de la végétation tandis que se formait le reste du corps ; lorsqu’il fut achevé, il était nu, offrant à ma vue une poitrine galbée, des fesses rondes et un sexe féminin. Elle était belle, son physique ne présentait aucun défaut, pourtant l’attrait pour son corps dévêtu disparut dès que mon regard se posa sur son visage. Sa bouche, ses traits, son menton, tout cela me rappelait Marie, et à bien y réfléchir, la matérialisation tout entière n’était qu’un clone approximatif de l’héroïne, pourtant un détail différenciait la copie de l‘original. Les yeux de l’ondine ne ressemblaient en aucun cas à ceux de ma guerrière, il s’agissait seulement de deux sphères d’eau, des pupilles turquoise en perpétuel mouvement, ses deux saphirs offraient à ce faciès toute sa magnificence. La transformation se poursuivit, une longue chevelure bleutée s’attacha en une queue de cheval, les seins se couvrirent, un poncho bleu marine enveloppa son buste, une robe courte de la même couleur s’enroula autour de ses hanches jusqu’à ses genoux. Ses habits laissaient ses bras et ses jambes découvertes, sa peau d’une pâleur bleutée contrastait avec ses vêtements sombres.

-Es-tu satisfait de cette forme ?

Son ton était dénué de toute moquerie, maintenant mon adversaire se battait sérieusement.




A mains nues, l’ondine s’avança, sans prendre la peine de se mettre en garde, simplement en s’approchant pas à pas. N’importe qui aurait vu venir le piège et se serait méfié, cependant, à cet instant, toute ma colère et ma frustration trouvèrent en cette étrange créature le défouloir idéal.
Je couvris la distance qui me séparait de l’être liquide en deux enjambées, à son niveau, dagues en mains face à un ennemi désarmé et sans défense, n’importe lequel de mes gestes me menait à la victoire. La seul particularité qui perturba mon raisonnement fut que le dit ennemi se trouvait être formé d’eau, et qu’évidemment, en toute logique, les attaques normales ne lui faisaient aucun effet.
Ma réflexion se vérifia lorsque mes lames se plantèrent dans le fluide figé et ne purent plus s’en réchapper, l’eau absorbait mes armes à la manière de sables mouvants, impossible de les sortir de cette matière désormais visqueuse et dont le bruit de succion me soulevait le cœur. Doucement, alors que mes poignets s’enfonçaient à leur tour dans le gouffre qui continuait de m’aspirer, l’esprit incarné leva sa main et la posa délicatement contre ma joue. Le contact froid de cet ersatz de peau me surprit, mais ce qui m’étonna plus encore fut le timbre de sa voix qui résonna dans mon esprit :

-Tu ne peux rien contre moi, car tu ne peux rien faire contre les éléments.

Son ton, calme et tendre, me fit un moment douter quant aux raisons qui m’avaient poussé à la combattre.

-Ton courage t’honore, et rien que pour cette raison je souhaiterai t’aider…

Mon cœur s’emballa à l’idée que peut-être mon objectif serait atteint !

-…Mais tu m’as provoqué, et cela mérite la mort.

La phrase avait claqué d’un coup sec dans ma tête, au même moment son autre bras se changea en faux dont la lame mortelle se dirigea tout droit vers ma gorge. Paralysé, à mon tour désarmé, je ne pouvais que regarder venir cette attaque qui sans aucun doute m’enverrait vers la tombe. Mais malgré cette situation désespérée, malgré ma position pour le moins défavorable, je ne pouvais pas abandonner :

-Emmanuel !

Oui, pour elle je ne pouvais baisser les bras ! Afin qu’elle devienne réelle, je ne pouvais mourir maintenant, perdre après m’être juré de réussir ! Je devais vivre !




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire