Je déglutis
difficilement en entendant la nouvelle ; si je réussissais, je
pourrais voir Marie, Anna et Gabriel en chair et en os. Avant d’avoir
eu le temps de me ressaisir, le mur devint de plus en plus
transparent, émettant un petit sifflement qui s’amplifiait petit à
petit. La foule jusque là immobile se mit soudain en mouvement,
s‘aplatissant contre la paroi et se ruant dehors à sa disparition
totale. Quand à mon tour je sortis, devant moi s’étendait une
plaine herbeuse baignée de soleil, de petites fleurs ajoutaient une
touche de couleur à ce paysage déjà magnifique. Quelques buissons
de baies poussaient par ci par là, on pouvait apercevoir au loin
l’orée d’un immense bois. La plupart n’y firent pas
attention et piétinèrent ce paradis naturel sans le moindre
remords.
Je fus sorti de ma
contemplation par Anna qui me tirait par la manche de mon tee-shirt
en pointant du doigt un sommet rocheux qui s’élevait largement
au-dessus des arbres et continuait pour se perdre dans les nuages
grisâtres qui recouvraient le ciel.
-Faut se dépêcher !
On ne sera pas les premiers à cette allure !
Opinant en silence, nous
nous élançâmes à notre tour en direction de ce majestueux pic,
l’assassine en tête, Marie derrière elle, moi, et enfin Le Faucon
qui fermait la marche. Nous traversâmes la plaine rapidement pour
ensuite déboucher sur une grande forêt. On entendait, venant des
cimes des arbres, des chants d’oiseaux de toutes sortes.
Sans nous soucier du
paysage, nous continuâmes de courir pendant plusieurs heures ;
lorsque nous fîmes une pause, j’étais épuisé, mes jambes
tremblaient et mon cœur battait douloureusement dans ma poitrine, la
lumière commençait à baisser et il ne tarderait pas à faire nuit.
Si nous voulions arriver les premiers à notre objectif, marcher de
nuit serait la meilleure solution mais je ne sentais pas vraiment
prêt pour un nouveau marathon. A côté, mes héros étaient dans le
même état que moi, seule Anna semblait en forme, prêté à
repartir.
-Allez, nous
motiva-t-elle, il faut y aller.
-Je suis crevé,
soufflai-je.
-On ne va pas passer la
nuit là quand même, allez debout, je veux bien ralentir le rythme
mais pas question de s’arrêter.
Sur cette injonction,
nous nous remîmes en marche, soufflant comme des animaux et
gémissant à chaque mouvement. Notre guide décréta un arrêt
à l’aurore. N’ayant pas besoin qu’elle nous le dise deux fois,
chacun se trouva un petit coin pour se reposer ; Anna n’était
toujours pas fatiguée et préféra monter la garde. Du coin de
l’œil, je regardais Marie, celle-ci s’était allongée contre
une énorme racine et dormait déjà.
A mon réveil, le soleil
brillait et, vu sa position, j’estimai qu’il devait être moins
de midi ; mes membres étaient engourdis par le sommeil et
transis par la fraîcheur de la matinée.
Sans même prendre un
petit déjeuner, Anna reprit la direction de la montagne. Vu la
distance qui nous séparait d’elle, nous y serions avant la fin de
la journée, du moins je l’espérais. Revigorés par ce maigre
repos et malgré nos estomacs qui grondaient, la marche se fit à bon
rythme et quand nous nous arrêtâmes, vers midi, les contours du
massif se dessinaient plus précisément.
Mourant de faim, nous
dénichâmes rapidement un petit buisson plein de mûres, même si
cela ne suffit pas à combler la faim qui nous tiraillait. Mais
manger nous fit le plus grand bien.
Je tentai maladroitement
de créer un repas plus consistant mais tout ce que j’obtins fut
une purée marron peu appétissante. Ayant le ventre quasiment vide,
nous ne jouâmes pas les difficiles et avalâmes, sans grand plaisir,
ma création. L’aspect n’était peut être pas génial mais le
goût en revanche faisait penser à de la viande bouillie avec un
arrière-goût de pomme de terre. Enfin, lorsque chacun eut fini les
assiettes de fortune que j’avais écrites, Anna nous força à
repartir et ne laissa aucun membre du groupe protester. Etonnamment,
il n’y eut aucune attaque, nous, qui pensions croiser des ennemis,
fûmes rassurés en pensant qu’ils n’étaient pas encore arrivés
jusqu’ici.
Tout comme l’après
midi précédent, nous marchâmes sans cesse. Moi qui pensais
atteindre le pied de la montagne dans la journée fus déçu. Face à
nous ronronnait un fleuve aux eaux turquoise ; étant trop
profond et trop rapide pour être traversé à la nage, nous le
longeâmes longuement avant de trouver un endroit où le courant
était moins fort.
Mes jambes encore
couvertes de sueur accueillirent la froideur de l’eau avec joie, le
reste de mon corps aussi d’ailleurs.
Une fois le fleuve
traversé, nous nous reposâmes en faisant sécher nos affaires ;
Gabriel et moi n’avions aucun problème de pudeur et deux maillots
de bain. Les filles en revanche refusaient d’être à moitié nues
au milieu de la nature, je finis par me plier à leurs caprices et
leur dessinai deux confortables peignoirs dont elles se vêtirent
immédiatement. Franchement, quel mal y a-t-il à porter un maillot
de bain ? De plus c’est bien moins contraignant à créer.
L’attitude de Marie ne
changea pas des masses ; mis à part qu’elle réussissait
maintenant à me regarder sans rougir, ses paroles restaient rares et
son visage était fermé. Nos vêtements séchèrent malheureusement
vite avec ce grand soleil et, rapidement, nous recommençâmes à
marcher, Anna toujours devant. Qu’avais-je mis dans son portrait
qui l’avait rendue si endurante ? Alors que je me posais cette
question, nous débouchâmes sur une large clairière balayée par
une brise rafraîchissant. En son centre se trouvait un jeu d’échecs
en marbre ainsi que deux chaises. Approchant prudemment, nous
arrivâmes près du plateau ; pas besoin d’être bien malin
pour sentir le piège. Observant la table, je saisis une des pièces
et la regardai attentivement.
-Je ne sais pas qui a
fait ça, déclarai-je en reposant le roi blanc à sa place, mais
nous devrions partir avant de nous faire attaquer.
N’entendant aucune
réaction de mes héros, je me retournai et découvris, effaré,
qu’ils avaient disparu.
-Anna ! Gabriel !
Marie !
-Inutile de crier, ils ne
t’entendront pas.
La personne ayant
prononcé cette phrase était assise dans un des sièges et me
toisait d’un regard mauvais.
-Ils ne reviendront que
si tu gagnes la partie !
-Mais je n’ai aucune
envie de jouer, m'énervai-je.
-Trop tard, cela a
commencé dès que tu as touché la pièce. Maintenant assieds- toi
et joue !
N’ayant pas le choix,
je pris place, face à lui.
-Tu connais, je suppose,
les règles des échecs. Cette partie sera un peu différente, chaque
pièce sera un escadron humain, tu comprendras vite ce que cela
implique. Ton héros masculin est la Tour en H1, la fille aux cheveux
courts, ton fou F1 et la dernière est la reine, tu es bien
évidemment le Roi. Bien, il est temps de commencer, les blancs
démarrent.
Aucun doute, ce type
était sérieux, le combat se déroulera en une partie grandeur
nature.
-Pion D2 en D4,
annonçai-je sobrement.
Soudain la terre trembla,
la clairière disparut, remplacée par une forêt dense dans
laquelle évoluait un groupe d’hommes armés. Sans montrer de signe
d’étonnement, l’autre bougea à son tour.
-Cavalier B8 en C6
Une nouvelle fois, le
décor changea, une troupe d’hommes montés arpentait une grande
plaine sous un soleil de plomb.
-Pion C2 en C3
-Cavalier G8 en F6
-Pion F2 en F3
-Pion G7 en G6
-Pion H2 en H4
-Fou F8 en H6
Les paysages défilaient
les uns après les autres, d’abord une plaine sillonnée par
l’infanterie, puis un marécage où les cavaliers, descendus de
leurs montures, tiraient par la bride les animaux qui refusaient
d’avancer. Enfin, au dernier coup, apparut une horde de guerriers
enragés, courant en hurlant à travers un camp en feu, voilà donc
ce qui nous servait de fou. Au milieu des tentes embrasées,
j’apercevais une femme faisant face à un assaillant, un cahier
dans les mains.
-Mais c’est un auteur !
-C’est exact, nos
pièces sont ce qu’il y a de plus réel et elles évoluent ici
même. La preuve, regarde là-bas, rajoutait-il en pointant une
colonne de fumée à l’horizon, mon fou est là-bas, la fumée que
tu vois vient du camp qui brûle. Les auteurs se trouvant sur le
chemin de nos pièces seront attaqués, cependant il est possible que
ta pièce se fasse battre par cet adversaire improvisé.
Cet homme me plaisait de
moins en moins, il ne m’annonçait cela que maintenant, je risquais
d’attaquer des auteurs par hasard.
-Pion G2 en G4
La téléportation nous
emmena au milieu d’un désert aride, des soldats, accablés par la
chaleur, peinaient à mettre un pied devant l’autre.
-Tu es inattentif, lâcha
mon opposant, mon fou H6 prend le tien en C1 !
Sur l’échiquier, ma
pièce disparaissait, laissant place à la sienne. Le combat entre
les deux tribus de fou était des plus sanglants. N’éprouvant
aucune peur, les deux camps chargeaient sans réfléchir, armes
levées en poussant des hurlements barbares. Au final, seuls les
siens restèrent debout, victorieux. La plaine alentour était
jonchée de cadavres encore chauds, l’herbe souillée de sang
offrait une scène des plus lugubres.
-Roi D1 prend le Fou en
C1
Tout d’un coup, la
bataille devint réelle, je n’étais plus assis mais debout et
encerclé par les fous ennemis. D’abord étonnés, ceux-ci ne
tardèrent pas à attaquer, à environ vingt contre un, mes chances
de fuite étaient nulles. Evitant un premier coup d’un pas de côté,
je contrattaquais immédiatement, mon poing cueillit le barbare juste
sous le menton. Mais le barbare mesurait presque deux mètres et
pesait facilement cent kilos, si bien que l’uppercut ne suffit pas.
Je l’attrapai par les cheveux, bondis et lui écrasai la tête
contre mon genou.
Se fichant complètement
de son compagnon, un nouvel ennemi brandit dans ma direction son
énorme hache. Il l’abattit cependant dans le vide, déjà j’étais
sur lui et mes armes fraîchement matérialisées lui ouvraient le
ventre. Les deux suivants finirent également à terre, le premier
avec un bras cassé dû à une clé de bras plutôt musclée, l’autre
se tenant les bijoux de famille en gémissant. Ainsi, un par un, mes
ennemis terminèrent leur combat face contre terre, conscients ou
pas. Le jeu d’échecs réapparut non loin, en attendant mon retour,
l’homme griffonnait quelque chose sur une feuille.
-Que faites-vous,
criai-je avant de le rejoindre.
- Rien du tout, des
petites modifications qui, tu le verras, sont très utiles, en tout
cas pour moi.
Sans demander plus
d’explication, je me rassis, essoufflé ; il me fallait jouer
le moins possible avec le Roi. Mine de rien, un fou avait réussi à
m’atteindre, ma jambe me lançait douloureusement là où son épée
avait ouvert un sillon peu profond mais tout de même assez étendu.
Mon opposant, dont je ne connaissais pas le nom, reprit la partie
comme si de rien ne s’était passé.
-Pion D7 en D6
-Cavalier B1 en D2
-Pion E7 en
E5
-Reine E1 en
F2
Les vues continuaient de
défiler mais je n’y faisais aucunement attention ; rester
concentré avec une blessure était déjà en soi une gêne.
Cependant la vision de
Marie, galopant dans le sable sec du désert, un tissu maintenant ses
cheveux en chignon, m’absorba. Il émanait d’elle une aura féroce
que je ne lui connaissais pas. Une mini armée la suivait, composée
majoritairement de femmes guerrières ; tous semblaient souffrir
de cette chaleur sèche qui les accablait. Tandis que je finissais
mon tour, une de mes pièces, Pion H4, disparut.
-Qu’est ce que…
Pourquoi est-elle morte ?
-Je crois que ta pièce
est morte de soif au milieu du désert, d’ailleurs ton pion G4, F3,
ta reine F2 et ton fou F1 ne devraient pas tarder à subir le même
sort.
-Comment est-ce
possible ! Me lamentai-je. Et comment suis-je censé les aider !
-C’est simple, comme
moi tu leur écris une oasis, un camp avec des rations d’eau et de
nourriture, ou quelque chose comme ça. Tu peux agir en temps réel
sur le jeu. Pion H7 en H5
-Fou F1 en H3,
grommelai-je. Si vous avez d’autres règles cachées, dites-les dès
maintenant !
Répondant par un petit
rire sec, il continua, visiblement rien ne semblait le gêner dans le
fait de révéler une règle en milieu de partie. Mais, cependant, la
possibilité d’influer ainsi sur le jeu m’offrait de nombreuses
ouvertures. Malgré ma jambe qui me lançait toujours, je n’oubliai
pas le plus urgent, créant pour mes pièces en difficulté un
certain nombre de ressources qui leur éviterait une mort certaine.
-Reine E8 en
E6
-Cavalier D2
en C4
-Pion B7 en B5
-Pion B2 en B3
-Fou C8 en A6
Malgré son flagrant
manque de fair-play, il fallait reconnaître qu’il était très
fort, il contrait chacun de mes coups et amenait la partie dans une
impasse où le premier qui jouerait se trouverait fortement
défavorisé par la suite. Le moment était venu pour moi d’appliquer
mon idée.
-Reine F2 en E3
-Tour H8 en H6
Tout allait se jouer en
fonction de ce coup, si tout se passait comme je le voulais, la
partie tournerait en ma faveur.
-Pion D4 prend le Pion E5
Mon adversaire marqua un
temps de surprise mais se reprit rapidement et joua avec un grand
sourire sadique.
-Pion D6 prend Pion E5
-Cavalier C4 prend le
Pion E5
-Cavalier C6 prend
Cavalier E5
-Pion G4 prend Pion H5
Deuxième surprise de la
part de celui qui, jusque là, restait quasi impassible. Autour de
nous les morts s’entassaient, cavalier comme infanterie, dans un
carnage sans nom.
-Euh…je… Pion G6
prend Pion H5
Dégotant quelques lignes
libres sur une feuille de brouillon, j’écrivis à toute vitesse :
« Une épidémie,
qu’ils attrapèrent en traversant les marécages, affaiblit
considérablement les Fous blancs », avant de jouer mon coup
-Fou H3 prend la Reine E5
-Bien joué, cracha mon
interlocuteur en se mordant la lèvre. Pion F7 prend le Fou E6
-La Reine E3 prend le
cavalier en E5
-Pion H5 en H4
Alors qu’il finissait
son tour, un de ses Pions disparut.
-Que se passe-t-il,
rugit-il en bondissant de sa chaise, qu’as-tu fait ?
Les rôles étaient enfin
inversés.
-Rien, répondis-je
calmement, mon fou était atteint d’une maladie mortelle et
contagieuse attrapée dans les marécages. Une chance pour moi, ton
pion l’attrapa également durant l’affrontement. Au fait, ma Tour
H1 prend le Pion H5.
Ne décolérant pas, il
se rassit et prit ma tour H5 avec sa Tour H6.
-Ma Reine prend le
Cavalier F6, échec au Roi.
Autour de l’homme se
matérialisèrent trois femmes en armures qui pointèrent leurs armes
vers lui.
-Roi D8 en C8
Les guerrières
disparurent.
-Reine prend le Fou en
A6, échec au Roi
De nouveau le cortège
revint, plus près de leur cible cette fois. Nouvel accès de
fureur, mieux contrôlé cette fois. Autour de nous, je voyais Marie
qui volait de victoire en victoire, son armée battant l’infanterie
la plus faible jusqu’aux cavaliers les mieux organisés.
-Roi C8 en D8
-Reine A6 en C6
-Tour A8 en C8
-Pion A2 en A4
-Pion B5 prend Pion A4
-Tour A1 prend Pion A4
-Pion A7 en A5
-Pion B3 en B4
Mon opposant était
désormais bien calé sur sa chaise, son regard bougeait sans cesse
d’une pièce à une autre tandis que la sueur perlait de son front.
Ainsi stressé, j’espérais qu’il fasse dès erreurs qui me
concéderaient la victoire.
-Pion A5 prend Pion B4
-Tour A4 prend Pion B8
-Tour B4 en E4
-Roi D8 en C8
Enfin il avait fait
l’erreur tant attendue ! Il s’en rendit heureusement compte
trop tard et ne put annuler le mouvement.
-Tour E4 en E8, échec et
mat !
Les trois guerrières
réapparurent et se jetèrent sur mon adversaire en hurlant. Le jeu
d’échecs disparut, les décors cessèrent de changer et
j’apercevais, un peu en retrait, mes héros. Marie et Gabriel
semblaient sain et saufs, mais Anna, morte dans la partie, reposait
dans l’herbe, froide, sans vie.
-Que s’est-il passé ?
demanda Gabriel, nous étions près du plateau puis plus rien.
-C’est compliqué,
expliquai-je, l’important est de ressusciter Anna, vu son état
cela risquait de prendre un certain temps, de toute manière le fait
de la soigner nous coûtera deux heures d’immobilisation.
Derrière, le cadavre de
l‘auteur commençait à disparaître dans un petit nuage de fumée.
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