dimanche 30 novembre 2014

un jeu grandeur nature

Je déglutis difficilement en entendant la nouvelle ; si je réussissais, je pourrais voir Marie, Anna et Gabriel en chair et en os. Avant d’avoir eu le temps de me ressaisir, le mur devint de plus en plus transparent, émettant un petit sifflement qui s’amplifiait petit à petit. La foule jusque là immobile se mit soudain en mouvement, s‘aplatissant contre la paroi et se ruant dehors à sa disparition totale. Quand à mon tour je sortis, devant moi s’étendait une plaine herbeuse baignée de soleil, de petites fleurs ajoutaient une touche de couleur à ce paysage déjà magnifique. Quelques buissons de baies poussaient par ci par là, on pouvait apercevoir au loin l’orée d’un immense bois. La plupart n’y firent pas attention et piétinèrent ce paradis naturel sans le moindre remords.
Je fus sorti de ma contemplation par Anna qui me tirait par la manche de mon tee-shirt en pointant du doigt un sommet rocheux qui s’élevait largement au-dessus des arbres et continuait pour se perdre dans les nuages grisâtres qui recouvraient le ciel.

-Faut se dépêcher ! On ne sera pas les premiers à cette allure !

Opinant en silence, nous nous élançâmes à notre tour en direction de ce majestueux pic, l’assassine en tête, Marie derrière elle, moi, et enfin Le Faucon qui fermait la marche. Nous traversâmes la plaine rapidement pour ensuite déboucher sur une grande forêt. On entendait, venant des cimes des arbres, des chants d’oiseaux de toutes sortes.
Sans nous soucier du paysage, nous continuâmes de courir pendant plusieurs heures ; lorsque nous fîmes une pause, j’étais épuisé, mes jambes tremblaient et mon cœur battait douloureusement dans ma poitrine, la lumière commençait à baisser et il ne tarderait pas à faire nuit. Si nous voulions arriver les premiers à notre objectif, marcher de nuit serait la meilleure solution mais je ne sentais pas vraiment prêt pour un nouveau marathon. A côté, mes héros étaient dans le même état que moi, seule Anna semblait en forme, prêté à repartir.

-Allez, nous motiva-t-elle, il faut y aller.

-Je suis crevé, soufflai-je.

-On ne va pas passer la nuit là quand même, allez debout, je veux bien ralentir le rythme mais pas question de s’arrêter.

Sur cette injonction, nous nous remîmes en marche, soufflant comme des animaux et gémissant à chaque mouvement. Notre guide décréta un arrêt à l’aurore. N’ayant pas besoin qu’elle nous le dise deux fois, chacun se trouva un petit coin pour se reposer ; Anna n’était toujours pas fatiguée et préféra monter la garde. Du coin de l’œil, je regardais Marie, celle-ci s’était allongée contre une énorme racine et dormait déjà.
A mon réveil, le soleil brillait et, vu sa position, j’estimai qu’il devait être moins de midi ; mes membres étaient engourdis par le sommeil et transis par la fraîcheur de la matinée.
Sans même prendre un petit déjeuner, Anna reprit la direction de la montagne. Vu la distance qui nous séparait d’elle, nous y serions avant la fin de la journée, du moins je l’espérais. Revigorés par ce maigre repos et malgré nos estomacs qui grondaient, la marche se fit à bon rythme et quand nous nous arrêtâmes, vers midi, les contours du massif se dessinaient plus précisément.
Mourant de faim, nous dénichâmes rapidement un petit buisson plein de mûres, même si cela ne suffit pas à combler la faim qui nous tiraillait. Mais manger nous fit le plus grand bien.
Je tentai maladroitement de créer un repas plus consistant mais tout ce que j’obtins fut une purée marron peu appétissante. Ayant le ventre quasiment vide, nous ne jouâmes pas les difficiles et avalâmes, sans grand plaisir, ma création. L’aspect n’était peut être pas génial mais le goût en revanche faisait penser à de la viande bouillie avec un arrière-goût de pomme de terre. Enfin, lorsque chacun eut fini les assiettes de fortune que j’avais écrites, Anna nous força à repartir et ne laissa aucun membre du groupe protester. Etonnamment, il n’y eut aucune attaque, nous, qui pensions croiser des ennemis, fûmes rassurés en pensant qu’ils n’étaient pas encore arrivés jusqu’ici.



Tout comme l’après midi précédent, nous marchâmes sans cesse. Moi qui pensais atteindre le pied de la montagne dans la journée fus déçu. Face à nous ronronnait un fleuve aux eaux turquoise ; étant trop profond et trop rapide pour être traversé à la nage, nous le longeâmes longuement avant de trouver un endroit où le courant était moins fort.
Mes jambes encore couvertes de sueur accueillirent la froideur de l’eau avec joie, le reste de mon corps aussi d’ailleurs. 
Une fois le fleuve traversé, nous nous reposâmes en faisant sécher nos affaires ; Gabriel et moi n’avions aucun problème de pudeur et deux maillots de bain. Les filles en revanche refusaient d’être à moitié nues au milieu de la nature, je finis par me plier à leurs caprices et leur dessinai deux confortables peignoirs dont elles se vêtirent immédiatement. Franchement, quel mal y a-t-il à porter un maillot de bain ? De plus c’est bien moins contraignant à créer. 
L’attitude de Marie ne changea pas des masses ; mis à part qu’elle réussissait maintenant à me regarder sans rougir, ses paroles restaient rares et son visage était fermé. Nos vêtements séchèrent malheureusement vite avec ce grand soleil et, rapidement, nous recommençâmes à marcher, Anna toujours devant. Qu’avais-je mis dans son portrait qui l’avait rendue si endurante ? Alors que je me posais cette question, nous débouchâmes sur une large clairière balayée par une brise rafraîchissant. En son centre se trouvait un jeu d’échecs en marbre ainsi que deux chaises. Approchant prudemment, nous arrivâmes près du plateau ; pas besoin d’être bien malin pour sentir le piège. Observant la table, je saisis une des pièces et la regardai attentivement.

-Je ne sais pas qui a fait ça, déclarai-je en reposant le roi blanc à sa place, mais nous devrions partir avant de nous faire attaquer.

N’entendant aucune réaction de mes héros, je me retournai et découvris, effaré, qu’ils avaient disparu.

-Anna ! Gabriel ! Marie !

-Inutile de crier, ils ne t’entendront pas.

La personne ayant prononcé cette phrase était assise dans un des sièges et me toisait d’un regard mauvais.

-Ils ne reviendront que si tu gagnes la partie !

-Mais je n’ai aucune envie de jouer, m'énervai-je.

-Trop tard, cela a commencé dès que tu as touché la pièce. Maintenant assieds- toi et joue !

N’ayant pas le choix, je pris place, face à lui.

-Tu connais, je suppose, les règles des échecs. Cette partie sera un peu différente, chaque pièce sera un escadron humain, tu comprendras vite ce que cela implique. Ton héros masculin est la Tour en H1, la fille aux cheveux courts, ton fou F1 et la dernière est la reine, tu es bien évidemment le Roi. Bien, il est temps de commencer, les blancs démarrent.

Aucun doute, ce type était sérieux, le combat se déroulera en une partie grandeur nature.

-Pion D2 en D4, annonçai-je sobrement.

Soudain la terre trembla, la clairière disparut, remplacée par une forêt dense dans laquelle évoluait un groupe d’hommes armés. Sans montrer de signe d’étonnement, l’autre bougea à son tour.

-Cavalier B8 en C6

Une nouvelle fois, le décor changea, une troupe d’hommes montés arpentait une grande plaine sous un soleil de plomb.

-Pion C2 en C3

-Cavalier G8 en F6

-Pion F2 en F3

-Pion G7 en G6

-Pion H2 en H4

-Fou F8 en H6

Les paysages défilaient les uns après les autres, d’abord une plaine sillonnée par l’infanterie, puis un marécage où les cavaliers, descendus de leurs montures, tiraient par la bride les animaux qui refusaient d’avancer. Enfin, au dernier coup, apparut une horde de guerriers enragés, courant en hurlant à travers un camp en feu, voilà donc ce qui nous servait de fou. Au milieu des tentes embrasées, j’apercevais une femme faisant face à un assaillant, un cahier dans les mains.

-Mais c’est un auteur !

-C’est exact, nos pièces sont ce qu’il y a de plus réel et elles évoluent ici même. La preuve, regarde là-bas, rajoutait-il en pointant une colonne de fumée à l’horizon, mon fou est là-bas, la fumée que tu vois vient du camp qui brûle. Les auteurs se trouvant sur le chemin de nos pièces seront attaqués, cependant il est possible que ta pièce se fasse battre par cet adversaire improvisé.

Cet homme me plaisait de moins en moins, il ne m’annonçait cela que maintenant, je risquais d’attaquer des auteurs par hasard.

-Pion G2 en G4

La téléportation nous emmena au milieu d’un désert aride, des soldats, accablés par la chaleur, peinaient à mettre un pied devant l’autre.

-Tu es inattentif, lâcha mon opposant, mon fou H6 prend le tien en C1 !

Sur l’échiquier, ma pièce disparaissait, laissant place à la sienne. Le combat entre les deux tribus de fou était des plus sanglants. N’éprouvant aucune peur, les deux camps chargeaient sans réfléchir, armes levées en poussant des hurlements barbares. Au final, seuls les siens restèrent debout, victorieux. La plaine alentour était jonchée de cadavres encore chauds, l’herbe souillée de sang offrait une scène des plus lugubres.

-Roi D1 prend le Fou en C1

Tout d’un coup, la bataille devint réelle, je n’étais plus assis mais debout et encerclé par les fous ennemis. D’abord étonnés, ceux-ci ne tardèrent pas à attaquer, à environ vingt contre un, mes chances de fuite étaient nulles. Evitant un premier coup d’un pas de côté, je contrattaquais immédiatement, mon poing cueillit le barbare juste sous le menton. Mais le barbare mesurait presque deux mètres et pesait facilement cent kilos, si bien que l’uppercut ne suffit pas. Je l’attrapai par les cheveux, bondis et lui écrasai la tête contre mon genou.
Se fichant complètement de son compagnon, un nouvel ennemi brandit dans ma direction son énorme hache. Il l’abattit cependant dans le vide, déjà j’étais sur lui et mes armes fraîchement matérialisées lui ouvraient le ventre. Les deux suivants finirent également à terre, le premier avec un bras cassé dû à une clé de bras plutôt musclée, l’autre se tenant les bijoux de famille en gémissant. Ainsi, un par un, mes ennemis terminèrent leur combat face contre terre, conscients ou pas. Le jeu d’échecs réapparut non loin, en attendant mon retour, l’homme griffonnait quelque chose sur une feuille.

-Que faites-vous, criai-je avant de le rejoindre.

- Rien du tout, des petites modifications qui, tu le verras, sont très utiles, en tout cas pour moi.

Sans demander plus d’explication, je me rassis, essoufflé ; il me fallait jouer le moins possible avec le Roi. Mine de rien, un fou avait réussi à m’atteindre, ma jambe me lançait douloureusement là où son épée avait ouvert un sillon peu profond mais tout de même assez étendu. Mon opposant, dont je ne connaissais pas le nom, reprit la partie comme si de rien ne s’était passé.

-Pion D7 en D6

-Cavalier B1 en D2

-Pion E7 en E5

-Reine E1 en F2

Les vues continuaient de défiler mais je n’y faisais aucunement attention ; rester concentré avec une blessure était déjà en soi une gêne.
Cependant la vision de Marie, galopant dans le sable sec du désert, un tissu maintenant ses cheveux en chignon, m’absorba. Il émanait d’elle une aura féroce que je ne lui connaissais pas. Une mini armée la suivait, composée majoritairement de femmes guerrières ; tous semblaient souffrir de cette chaleur sèche qui les accablait. Tandis que je finissais mon tour, une de mes pièces, Pion H4, disparut.

-Qu’est ce que… Pourquoi est-elle morte ?

-Je crois que ta pièce est morte de soif au milieu du désert, d’ailleurs ton pion G4, F3, ta reine F2 et ton fou F1 ne devraient pas tarder à subir le même sort.

-Comment est-ce possible ! Me lamentai-je. Et comment suis-je censé les aider !

-C’est simple, comme moi tu leur écris une oasis, un camp avec des rations d’eau et de nourriture, ou quelque chose comme ça. Tu peux agir en temps réel sur le jeu. Pion H7 en H5

-Fou F1 en H3, grommelai-je. Si vous avez d’autres règles cachées, dites-les dès maintenant !

Répondant par un petit rire sec, il continua, visiblement rien ne semblait le gêner dans le fait de révéler une règle en milieu de partie. Mais, cependant, la possibilité d’influer ainsi sur le jeu m’offrait de nombreuses ouvertures. Malgré ma jambe qui me lançait toujours, je n’oubliai pas le plus urgent, créant pour mes pièces en difficulté un certain nombre de ressources qui leur éviterait une mort certaine.

-Reine E8 en E6

-Cavalier D2 en C4

-Pion B7 en B5

-Pion B2 en B3

-Fou C8 en A6

Malgré son flagrant manque de fair-play, il fallait reconnaître qu’il était très fort, il contrait chacun de mes coups et amenait la partie dans une impasse où le premier qui jouerait se trouverait fortement défavorisé par la suite. Le moment était venu pour moi d’appliquer mon idée.

-Reine F2 en E3

-Tour H8 en H6

Tout allait se jouer en fonction de ce coup, si tout se passait comme je le voulais, la partie tournerait en ma faveur.

-Pion D4 prend le Pion E5

Mon adversaire marqua un temps de surprise mais se reprit rapidement et joua avec un grand sourire sadique.

-Pion D6 prend Pion E5

-Cavalier C4 prend le Pion E5

-Cavalier C6 prend Cavalier E5

-Pion G4 prend Pion H5

Deuxième surprise de la part de celui qui, jusque là, restait quasi impassible. Autour de nous les morts s’entassaient, cavalier comme infanterie, dans un carnage sans nom.

-Euh…je… Pion G6 prend Pion H5

Dégotant quelques lignes libres sur une feuille de brouillon, j’écrivis à toute vitesse :
« Une épidémie, qu’ils attrapèrent en traversant les marécages, affaiblit considérablement les Fous blancs », avant de jouer mon coup

-Fou H3 prend la Reine E5

-Bien joué, cracha mon interlocuteur en se mordant la lèvre. Pion F7 prend le Fou E6

-La Reine E3 prend le cavalier en E5

-Pion H5 en H4

Alors qu’il finissait son tour, un de ses Pions disparut.

-Que se passe-t-il, rugit-il en bondissant de sa chaise, qu’as-tu fait ?

Les rôles étaient enfin inversés.

-Rien, répondis-je calmement, mon fou était atteint d’une maladie mortelle et contagieuse attrapée dans les marécages. Une chance pour moi, ton pion l’attrapa également durant l’affrontement. Au fait, ma Tour H1 prend le Pion H5.

Ne décolérant pas, il se rassit et prit ma tour H5 avec sa Tour H6.

-Ma Reine prend le Cavalier F6, échec au Roi.

Autour de l’homme se matérialisèrent trois femmes en armures qui pointèrent leurs armes vers lui.

-Roi D8 en C8

Les guerrières disparurent.

-Reine prend le Fou en A6, échec au Roi

De nouveau le cortège revint, plus près de leur cible cette fois. Nouvel accès de fureur, mieux contrôlé cette fois. Autour de nous, je voyais Marie qui volait de victoire en victoire, son armée battant l’infanterie la plus faible jusqu’aux cavaliers les mieux organisés.

-Roi C8 en D8

-Reine A6 en C6

-Tour A8 en C8

-Pion A2 en A4

-Pion B5 prend Pion A4

-Tour A1 prend Pion A4

-Pion A7 en A5

-Pion B3 en B4

Mon opposant était désormais bien calé sur sa chaise, son regard bougeait sans cesse d’une pièce à une autre tandis que la sueur perlait de son front. Ainsi stressé, j’espérais qu’il fasse dès erreurs qui me concéderaient la victoire.

-Pion A5 prend Pion B4

-Tour A4 prend Pion B8

-Tour B4 en E4

-Roi D8 en C8

Enfin il avait fait l’erreur tant attendue ! Il s’en rendit heureusement compte trop tard et ne put annuler le mouvement.

-Tour E4 en E8, échec et mat !

Les trois guerrières réapparurent et se jetèrent sur mon adversaire en hurlant. Le jeu d’échecs disparut, les décors cessèrent de changer et j’apercevais, un peu en retrait, mes héros. Marie et Gabriel semblaient sain et saufs, mais Anna, morte dans la partie, reposait dans l’herbe, froide, sans vie.

-Que s’est-il passé ? demanda Gabriel, nous étions près du plateau puis plus rien.

-C’est compliqué, expliquai-je, l’important est de ressusciter Anna, vu son état cela risquait de prendre un certain temps, de toute manière le fait de la soigner nous coûtera deux heures d’immobilisation.

Derrière, le cadavre de l‘auteur commençait à disparaître dans un petit nuage de fumée.



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