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Je passai encore une
partie de ma nuit à écrire, enfermé dans la petite pièce,
relisant les descriptions de mes héros dans tous les sens en me
retournant l’esprit à la recherche de la moindre petite chose à
améliorer, le simple petit détail à modifier. Quand le sommeil se
fit sentir, je refermai les cahiers et m’allongeai sur le canapé
qui, bien qu’assez raide, m’offrit une couche très confortable.
Chose peu ordinaire, je rêvai de la vie que je menais dans le monde
réel, un double de moi continuait à effectuer sa routine
quotidienne, se lever tôt le matin pour se rendre au lycée, aller
en cours, manger, retourner de nouveau en cours, rentrer, manger,
dormir. Lorsque mon moi s’endormit dans mon rêve, je m’éveillai ;
dans l’âtre de la cheminée, il ne restait du feu qu’un tas
charbon de bois entouré de cendres. Mes héros ne dormaient plus,
Marie et Anna jouaient au cartes, Gabriel n’était pas là :
-C’est rare de te voir
te réveillé si tard, railla l’assassine, tu veux jouer avec nous
?
-Comment avez-vous eu ces
cartes ?
-Je les ai écrites,
clama fièrement Marie, mais j’ai dû faire une erreur à un
endroit parce qu’elles ont tendance à disparaître puis à
réapparaître de temps en temps.
J’observai le paquet
avec attention, effectivement, les contours oscillaient légèrement,
comme si elles tremblaient. Le faucon ne tarda pas à revenir, les
bras chargés de nourriture, en posant son chargement ; des
croissants, des chocolatines et des pancakes dévalèrent un des sacs
pour atterrir au milieu de la partie de mes héroïnes qui, faute de
connaître autre chose, jouaient à la bataille. Une autre poche
contenait de quoi boire ainsi que plusieurs pots de confiture neufs
avec des baguettes de pain :
-Tu en as beaucoup trop
pris, soupirai-je, cela ne servait à rien de prendre autant de
choses !
Gabriel se contenta de
hausser les épaules avant de s’asseoir pour manger. Mes autres
personnages l’imitèrent sans attendre, délaissant leurs cartes
clignotantes pour les tartines qui ne demandaient qu’à être
mangées. Inutile d’en rajouter davantage, et de toute façon, mon
estomac criait famine lui aussi, ce qui décrédibilisait totalement
mes protestations.
Le petit déjeuner fut
pour ainsi dire un véritable festin.
Ne se souciant aucunement
du gaspillage, chacun goûtait aux aliments sans retenue, piochant un
peu partout au gré de son envie. Il fallait admettre que tout, de la
viennoiserie à la marmelade, était délicieux, je finis d’ailleurs
par abandonner tout désir d’économie et dévorai avec gourmandise
tout ce que je pouvais.
Une fois repu, je
préférai patienter peu avant de sortir chercher un adversaire. Le
ventre plein, je m’affalai sur le lit en espérant que l’envie de
vomir passerait, l’opulence m’avait fait faire des excès. La
pause digestion fut de courte durée, rapidement mes personnages en
eurent assez de ne rien faire et après avoir passé toute leur
matinée à attendre que je me lève, il leur tardait de pouvoir
marcher une petit peu.
Comme de coutume, les
couloirs débordaient d’auteurs, au milieu de cette foule opaque,
nous évoluions avec difficulté, luttant contre le courant pour ne
pas être séparés. Dans cette situation, interpeller des écrivains
pour leur proposer un duel était très compliqué ; tous
marchaient, regardant droit devant eux ou discutant avec leurs
personnages, mais sans jamais se soucier des autres, à croire
qu’aucun d’entre eux ne désirait combattre.
Afin de nous extraire de
cette masse de corps pressés, je nous conduisis dans les salles les
moins fréquentées, là au moins nous pouvions nous déplacer sans
être collés les uns contre les autres. Nous n’étions pas les
seuls à préférer le calme aux salles pleines à craquer et emplies
de milliers de bruits assourdissants, quelques auteurs vagabondaient
eux aussi, certains même recherchaient aussi des adversaires. Nous
croisions un homme d’une quarantaine d’années, portant un
binocle et une petite barbiche noire, sa tenue vestimentaire se
composait d’un long manteau marron très démodé, d’un pantalon
de tissu ainsi qu’un chapeau melon, marron. Je m’arrêtai pour
lui proposer un duel :
-Et bien pourquoi pas,
répondit-il avec entrain, cependant il faut d’abord que vous voyez
ça avec mon concepteur, tiens, d’ailleurs le voilà qui arrive.
En effet un autre homme
venait vers nous, il marchait d’un pas assuré, revêtant une
élégante veste en tweed grise agrémentée d’une cravate de la
même couleur. Ses cheveux grisonnants, tirés en arrière,
laissaient apparaître un large front creusé de rides, une paire de
grosses lunettes noires couvrait ses yeux et sa grande bouche aux
lèvres fines lui donnait une expression sévère.
-Veuillez excuser
l’impolitesse de mon personnage, s’excusa l’écrivain en nous
rejoignant, il a tendance à se laisser aller et à oublier les
bonnes manières.
-Ce n’est rien,
répondis-je, gêné. C’est moi qui ai parlé à votre héros en
pensant qu’il s’agissait d’un auteur, j’étais en train de
lui proposer un duel, qu’en dites-vous ?
L’homme réfléchit un
instant, jaugeant mes personnages l’un après l’autre :
- Je n’y vois pas
d’inconvénient ! Dutilleul, veuillez entrer dans une arène,
votre opposant va vous y rejoindre rapidement.
Le héros s’exécuta
sans sourciller, il me fallait maintenant choisir lequel de mes
combattants irait se battre. Le dénommé Dutilleul entra dans une
cage de bonne taille, composant un angle de la salle, la surface où
se déroulerait le combat était plus que respectable. Je désignai
Gabriel, lequel pénétra sans plus tarder dans l’enceinte. En
voyant approcher mon champion, un petit sourire se peignit sur le
visage de mon rival.
Dès le départ, Gabriel
privilégia ses pistolets, posant son fusil de précision sur le sol,
son adversaire ne cillait pas, ne sortait aucune arme et ne s’effraya
pas lorsque le tireur pointa ses berettas vers lui, bien au
contraire, l’étrange protagoniste semblait euphorique. Mon
personnage fit feu, deux balles, accompagnées du bruit de la
détonation, fusèrent vers l’homme en manteau qui ne s’en
souciait pas le moins du monde. Les projectiles s’enfoncèrent dans
son habit, puis dans son corps, avant de ressortir de l’autre côté,
sans laisser la moindre trace sur le tissu ou sur la chair. Riant de
bon cœur, le survivant s’inclina noblement en se présentant d’une
voix moqueuse :
-Dutilleul, plus connu
sous le nom de Passe-Muraille, pour vous servir.
Ne se laissant pas
impressionner, le Faucon tira deux nouvelles salves qui, comme la
première, ne causèrent aucune blessure à son ennemi, qui riait de
plus en plus fort.
-Ne te fatigue donc pas,
rien ne peut m’atteindre, autant abandonner tout de suite !
Mais mon héros refusait
d’être mis en déroute aussi facilement et déchargea tout son
chargeur sur l’homme hilare. Au moment de son dernier coup de feu,
un mur de pierre se dressa entre les deux personnages. Passant sa
tête et un de ses bras au travers de la cloison, l’individu
souleva son couvre-chef pour remercier son auteur qui, une feuille à
la main, était à l’origine de cette soudaine création.
Finalement, Gabriel se rendit à l’évidence et rangea ses armes,
inefficaces, puis, se tournant vers moi, il demanda d’une voix
monocorde :
-Il me faudrait quelque
chose pour attaquer au corps à corps.
Accédant à sa requête,
j’écrivis pour mon personnage une paire de poings américains,
lesquels se terminaient de chaque côté par une lame d’une dizaine
de centimètres.
Le héros ouvrit puis
ferma ses mains plusieurs fois, afin de s’habituer au contour de
métal qui ceignait en partie ses doigts. Malgré l’air satisfait
qu’arborait Le Faucon, je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter,
c’était la première fois qu’il utilisait ce genre d’arme et
je doutais de son efficacité au combat rapproché.
Dutilleul l‘observait,
intrigué, sans chercher à profiter de cet instant pour prendre
l’avantage, il fallait reconnaître qu’il ne possédait
visiblement aucune qualité pour le combat et que son seul atout
résidait évidemment dans sa capacité à passer au travers des
matières, capacité qui lui permettait de ne pas avoir à savoir se
battre.
Après s’être bien
accoutumé à son nouvel équipement, Gabriel fondit sur l’Aymien
qui ne chercha pas un instant à esquiver ; le coup de poing
porté par mon héros ne rencontra, encore une fois, aucune
résistance et son adversaire le regardait, immobile
-Encore un coup pour rien
mon gars, combien d’autres avant d’abandonner ?
Mon personnage ne prit
pas la peine de lui répondre ; se redressant de toute sa
hauteur, il toisa le Passe-Muraille, qu’il dépassait d’au moins
deux têtes, et passa sa main au travers de son corps à plusieurs
reprises. L’homme se laissait faire, gloussant à chaque fois que
la main le traversait.
-Ne te fatigue pas mon
ami, je suis le Passe-Muraille, rien ne peut m’atteindre.
Il s’apprêtait à
poser sa main sur l’épaule de Gabriel quand celui-ci lui porta une
attaque fulgurante. Surpris, le personnage bondit en arrière, la
fine lame du point américain trancha tout de même une longue bande
du tissu de son manteau.
Evénement rare, Le
Faucon sourit, un sourire glacial qui lui conférait une expression
sadique. Approchant de son opposant, mon héros se pencha vers lui et
lui glissa quelques mots.
De là où je me
trouvais, je ne pouvais pas entendre, cependant, en voyant l’Aymien
devenir blanc comme un linge, je retrouvai confiance quant à l’issue
du combat.
Le sourire du
Passe-Muraille disparut pour la première fois depuis le début du
combat, ses yeux couraient dans tous les sens avant de se poser sur
le fusil de précision posé par terre. S’accrochant à cet espoir,
Dutilleul détala à toute vitesse vers le sniper posé sur le sol,
pendant sa fuite, mon personnage sortit un de ses pistolets, changea
son chargeur vide, et le mit en joue. Avant que le personnage n’ait
atteint l’arme, cinq balles lui passèrent au travers ;
lorsqu’il se baissa pour s’en saisir, trois nouveaux projectiles
le perforèrent sans lui causer de dégâts.
Quand il pointa le canon
vers Gabriel, un nouveau tir traversa son corps de part en part sans
rencontrer de résistance, enfin, quand il se rendit compte que le
fusil ne contenait aucune munition, une dernière balle passa au
travers de sa tête, entre les deux yeux.
Tout en faisant feu, mon
héros s’était approché ; quand son Beretta fut vide,
quelques mètres le séparaient de son ennemi. En trois enjambées,
Le Faucon rejoignit le Passe-Muraille et le frappa en plein estomac,
son poing pénétra profondément dans la chair, tirant à l’homme
un long cri de douleur. Du sang imbiba le tissu, le teintant de
rouge, le visage du Passe-Muraille se tordait en un rictus
douloureux, Gabriel retira son poing et frappa une deuxième fois au
même endroit, Dutilleul gémit une dernière fois avant de
s’effondrer par terre.
-L’auteur Emmanuel
passe à la 564ème place, bravo. Marcel Aymé rétrograde
à la 452ème place, dommage.
A côté de moi, l’auteur
pestait contre son personnage et envoya ses héroïnes afin de
récupérer le corps inanimé ; les trois jeunes femmes, aux
traits parfaitement identiques, soulevèrent le corps du
Passe-Muraille et le sortirent de l’arène. Pendant ce temps, Aymé
regarda le personnage vainqueur :
-Tu féliciteras ton
héros d’avoir découvert la faille de son adversaire. Maintenant,
si vous voulez bien m’excuser, je dois m’en aller.
Après avoir incliné la
tête en guise de salut, l’écrivain tourna les talons et sortit de
la salle, suivi de près par ses personnages portant toujours le
cadavre de Dutilleul. Lorsque Marcel Aymé fut parti, je me tournai
vers Gabriel et lui posai la question qui me brûlait les lèvres :
-Comment l’as-tu
battu ?
Le Faucon haussa les
épaules et répondit d’une voix posée :
-J’ai simplement
compris que, au bout d’un certain nombre d’attaques, il devait
redevenir normal pendant quelques secondes. J’ai eu un doute
lorsque son auteur à créé un mur pour le protéger de mon dernier
tir, puis j’ai eu la confirmation de ce que je pensais quand j’ai
réussi à couper un bout de son habit. Quand je lui ai dit que je
connaissais son point faible, il a commencé à paniquer. Je suis
quand même assez vexé qu’il ait pu penser que j’avais laissé
une arme chargée à sa portée !
Ayant obtenu les
explications que je désirais, je proposai de repartir chercher un
nouvel adversaire.
-C’est toujours la même
chose, râla Anna, on passe nos journées à chercher des combats, on
ne pourrait pas faire autre chose de temps à autre ?
Je comprenais
parfaitement son avis, cependant, mis à part les duels, je ne
connaissais pas d’autre activité à faire dans cette dimension, et
les affrontements permettaient de voir les points à améliorer chez
mes héros.
- Un dernier combat,
négociai-je, après on cherchera autre chose à faire, cela te
convient ?
L’héroïne accepta
l’accord en grommelant. Alors que nous allions partir, une jeune
femme vint à notre rencontre et nous demanda si nous étions
d’accord pour un duel. Pour une fois, nous n’avions pas eu à
déambuler pendant des heures, j’acceptai avec joie la proposition
et suivis la femme qui nous conduisit vers la salle où se trouvaient
déjà ses héros.
-Veux-tu faire un 1
contre 1 ou bien un 2 contre 2 ?
Elle ne me répondit pas
et se contenta d’avancer en silence.
-Nous sommes arrivés,
finit-elle par déclarer en nous montrant une porte du doigt.
Dans mon dos, Anna
s’approcha de moi :
-Je n’ai pas vraiment
confiance en elle !
-Moi non plus, lui
confiai-je.
Notre guide ne sembla pas
remarquer notre discussion et continua à marcher, une démarche très
cadencée, presque mécanique. Un mauvais pressentiment me
parcourait, et les doutes de mon assassine ne firent qu’attiser ce
malaise. A l’intérieur de la salle, rien ne semblait sortir de
l’ordinaire, tout paraissait normal : je m’étais inquiété
pour rien ?
-Et où sont tes héros ?
demandai-je
Ma question resta sans
réponse ; en me retournant, je découvris que la jeune femme
avait disparu, à sa place se tenait une chatte blanche faisant sa
toilette. Une chatte métamorphosée en femme, cette phrase me disait
quelque chose, j’avais déjà lu un texte qui portait ce titre.
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