mardi 2 septembre 2014

passe muraille


9



Je passai encore une partie de ma nuit à écrire, enfermé dans la petite pièce, relisant les descriptions de mes héros dans tous les sens en me retournant l’esprit à la recherche de la moindre petite chose à améliorer, le simple petit détail à modifier. Quand le sommeil se fit sentir, je refermai les cahiers et m’allongeai sur le canapé qui, bien qu’assez raide, m’offrit une couche très confortable. Chose peu ordinaire, je rêvai de la vie que je menais dans le monde réel, un double de moi continuait à effectuer sa routine quotidienne, se lever tôt le matin pour se rendre au lycée, aller en cours, manger, retourner de nouveau en cours, rentrer, manger, dormir. Lorsque mon moi s’endormit dans mon rêve, je m’éveillai ; dans l’âtre de la cheminée, il ne restait du feu qu’un tas charbon de bois entouré de cendres. Mes héros ne dormaient plus, Marie et Anna jouaient au cartes, Gabriel n’était pas là :

-C’est rare de te voir te réveillé si tard, railla l’assassine, tu veux jouer avec nous ?

-Comment avez-vous eu ces cartes ?

-Je les ai écrites, clama fièrement Marie, mais j’ai dû faire une erreur à un endroit parce qu’elles ont tendance à disparaître puis à réapparaître de temps en temps.

J’observai le paquet avec attention, effectivement, les contours oscillaient légèrement, comme si elles tremblaient. Le faucon ne tarda pas à revenir, les bras chargés de nourriture, en posant son chargement ; des croissants, des chocolatines et des pancakes dévalèrent un des sacs pour atterrir au milieu de la partie de mes héroïnes qui, faute de connaître autre chose, jouaient à la bataille. Une autre poche contenait de quoi boire ainsi que plusieurs pots de confiture neufs avec des baguettes de pain :

-Tu en as beaucoup trop pris, soupirai-je, cela ne servait à rien de prendre autant de choses !

Gabriel se contenta de hausser les épaules avant de s’asseoir pour manger. Mes autres personnages l’imitèrent sans attendre, délaissant leurs cartes clignotantes pour les tartines qui ne demandaient qu’à être mangées. Inutile d’en rajouter davantage, et de toute façon, mon estomac criait famine lui aussi, ce qui décrédibilisait totalement mes protestations.
Le petit déjeuner fut pour ainsi dire un véritable festin.
Ne se souciant aucunement du gaspillage, chacun goûtait aux aliments sans retenue, piochant un peu partout au gré de son envie. Il fallait admettre que tout, de la viennoiserie à la marmelade, était délicieux, je finis d’ailleurs par abandonner tout désir d’économie et dévorai avec gourmandise tout ce que je pouvais.
Une fois repu, je préférai patienter peu avant de sortir chercher un adversaire. Le ventre plein, je m’affalai sur le lit en espérant que l’envie de vomir passerait, l’opulence m’avait fait faire des excès. La pause digestion fut de courte durée, rapidement mes personnages en eurent assez de ne rien faire et après avoir passé toute leur matinée à attendre que je me lève, il leur tardait de pouvoir marcher une petit peu.
Comme de coutume, les couloirs débordaient d’auteurs, au milieu de cette foule opaque, nous évoluions avec difficulté, luttant contre le courant pour ne pas être séparés. Dans cette situation, interpeller des écrivains pour leur proposer un duel était très compliqué ; tous marchaient, regardant droit devant eux ou discutant avec leurs personnages, mais sans jamais se soucier des autres, à croire qu’aucun d’entre eux ne désirait combattre.
Afin de nous extraire de cette masse de corps pressés, je nous conduisis dans les salles les moins fréquentées, là au moins nous pouvions nous déplacer sans être collés les uns contre les autres. Nous n’étions pas les seuls à préférer le calme aux salles pleines à craquer et emplies de milliers de bruits assourdissants, quelques auteurs vagabondaient eux aussi, certains même recherchaient aussi des adversaires. Nous croisions un homme d’une quarantaine d’années, portant un binocle et une petite barbiche noire, sa tenue vestimentaire se composait d’un long manteau marron très démodé, d’un pantalon de tissu ainsi qu’un chapeau melon, marron. Je m’arrêtai pour lui proposer un duel :

-Et bien pourquoi pas, répondit-il avec entrain, cependant il faut d’abord que vous voyez ça avec mon concepteur, tiens, d’ailleurs le voilà qui arrive.

En effet un autre homme venait vers nous, il marchait d’un pas assuré, revêtant une élégante veste en tweed grise agrémentée d’une cravate de la même couleur. Ses cheveux grisonnants, tirés en arrière, laissaient apparaître un large front creusé de rides, une paire de grosses lunettes noires couvrait ses yeux et sa grande bouche aux lèvres fines lui donnait une expression sévère.

-Veuillez excuser l’impolitesse de mon personnage, s’excusa l’écrivain en nous rejoignant, il a tendance à se laisser aller et à oublier les bonnes manières.

-Ce n’est rien, répondis-je, gêné. C’est moi qui ai parlé à votre héros en pensant qu’il s’agissait d’un auteur, j’étais en train de lui proposer un duel, qu’en dites-vous ?

L’homme réfléchit un instant, jaugeant mes personnages l’un après l’autre :

- Je n’y vois pas d’inconvénient ! Dutilleul, veuillez entrer dans une arène, votre opposant va vous y rejoindre rapidement.

Le héros s’exécuta sans sourciller, il me fallait maintenant choisir lequel de mes combattants irait se battre. Le dénommé Dutilleul entra dans une cage de bonne taille, composant un angle de la salle, la surface où se déroulerait le combat était plus que respectable. Je désignai Gabriel, lequel pénétra sans plus tarder dans l’enceinte. En voyant approcher mon champion, un petit sourire se peignit sur le visage de mon rival.



Dès le départ, Gabriel privilégia ses pistolets, posant son fusil de précision sur le sol, son adversaire ne cillait pas, ne sortait aucune arme et ne s’effraya pas lorsque le tireur pointa ses berettas vers lui, bien au contraire, l’étrange protagoniste semblait euphorique. Mon personnage fit feu, deux balles, accompagnées du bruit de la détonation, fusèrent vers l’homme en manteau qui ne s’en souciait pas le moins du monde. Les projectiles s’enfoncèrent dans son habit, puis dans son corps, avant de ressortir de l’autre côté, sans laisser la moindre trace sur le tissu ou sur la chair. Riant de bon cœur, le survivant s’inclina noblement en se présentant d’une voix moqueuse :

-Dutilleul, plus connu sous le nom de Passe-Muraille, pour vous servir.

Ne se laissant pas impressionner, le Faucon tira deux nouvelles salves qui, comme la première, ne causèrent aucune blessure à son ennemi, qui riait de plus en plus fort.

-Ne te fatigue donc pas, rien ne peut m’atteindre, autant abandonner tout de suite !

Mais mon héros refusait d’être mis en déroute aussi facilement et déchargea tout son chargeur sur l’homme hilare. Au moment de son dernier coup de feu, un mur de pierre se dressa entre les deux personnages. Passant sa tête et un de ses bras au travers de la cloison, l’individu souleva son couvre-chef pour remercier son auteur qui, une feuille à la main, était à l’origine de cette soudaine création. Finalement, Gabriel se rendit à l’évidence et rangea ses armes, inefficaces, puis, se tournant vers moi, il demanda d’une voix monocorde :

-Il me faudrait quelque chose pour attaquer au corps à corps.

Accédant à sa requête, j’écrivis pour mon personnage une paire de poings américains, lesquels se terminaient de chaque côté par une lame d’une dizaine de centimètres.
Le héros ouvrit puis ferma ses mains plusieurs fois, afin de s’habituer au contour de métal qui ceignait en partie ses doigts. Malgré l’air satisfait qu’arborait Le Faucon, je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter, c’était la première fois qu’il utilisait ce genre d’arme et je doutais de son efficacité au combat rapproché.
Dutilleul l‘observait, intrigué, sans chercher à profiter de cet instant pour prendre l’avantage, il fallait reconnaître qu’il ne possédait visiblement aucune qualité pour le combat et que son seul atout résidait évidemment dans sa capacité à passer au travers des matières, capacité qui lui permettait de ne pas avoir à savoir se battre.
Après s’être bien accoutumé à son nouvel équipement, Gabriel fondit sur l’Aymien qui ne chercha pas un instant à esquiver ; le coup de poing porté par mon héros ne rencontra, encore une fois, aucune résistance et son adversaire le regardait, immobile

-Encore un coup pour rien mon gars, combien d’autres avant d’abandonner ?

Mon personnage ne prit pas la peine de lui répondre ; se redressant de toute sa hauteur, il toisa le Passe-Muraille, qu’il dépassait d’au moins deux têtes, et passa sa main au travers de son corps à plusieurs reprises. L’homme se laissait faire, gloussant à chaque fois que la main le traversait.

-Ne te fatigue pas mon ami, je suis le Passe-Muraille, rien ne peut m’atteindre.

Il s’apprêtait à poser sa main sur l’épaule de Gabriel quand celui-ci lui porta une attaque fulgurante. Surpris, le personnage bondit en arrière, la fine lame du point américain trancha tout de même une longue bande du tissu de son manteau.
Evénement rare, Le Faucon sourit, un sourire glacial qui lui conférait une expression sadique. Approchant de son opposant, mon héros se pencha vers lui et lui glissa quelques mots.
De là où je me trouvais, je ne pouvais pas entendre, cependant, en voyant l’Aymien devenir blanc comme un linge, je retrouvai confiance quant à l’issue du combat.
Le sourire du Passe-Muraille disparut pour la première fois depuis le début du combat, ses yeux couraient dans tous les sens avant de se poser sur le fusil de précision posé par terre. S’accrochant à cet espoir, Dutilleul détala à toute vitesse vers le sniper posé sur le sol, pendant sa fuite, mon personnage sortit un de ses pistolets, changea son chargeur vide, et le mit en joue. Avant que le personnage n’ait atteint l’arme, cinq balles lui passèrent au travers ; lorsqu’il se baissa pour s’en saisir, trois nouveaux projectiles le perforèrent sans lui causer de dégâts.
Quand il pointa le canon vers Gabriel, un nouveau tir traversa son corps de part en part sans rencontrer de résistance, enfin, quand il se rendit compte que le fusil ne contenait aucune munition, une dernière balle passa au travers de sa tête, entre les deux yeux.
Tout en faisant feu, mon héros s’était approché ; quand son Beretta fut vide, quelques mètres le séparaient de son ennemi. En trois enjambées, Le Faucon rejoignit le Passe-Muraille et le frappa en plein estomac, son poing pénétra profondément dans la chair, tirant à l’homme un long cri de douleur. Du sang imbiba le tissu, le teintant de rouge, le visage du Passe-Muraille se tordait en un rictus douloureux, Gabriel retira son poing et frappa une deuxième fois au même endroit, Dutilleul gémit une dernière fois avant de s’effondrer par terre.

-L’auteur Emmanuel passe à la 564ème place, bravo. Marcel Aymé rétrograde à la 452ème place, dommage.

A côté de moi, l’auteur pestait contre son personnage et envoya ses héroïnes afin de récupérer le corps inanimé ; les trois jeunes femmes, aux traits parfaitement identiques, soulevèrent le corps du Passe-Muraille et le sortirent de l’arène. Pendant ce temps, Aymé regarda le personnage vainqueur :

-Tu féliciteras ton héros d’avoir découvert la faille de son adversaire. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois m’en aller.

Après avoir incliné la tête en guise de salut, l’écrivain tourna les talons et sortit de la salle, suivi de près par ses personnages portant toujours le cadavre de Dutilleul. Lorsque Marcel Aymé fut parti, je me tournai vers Gabriel et lui posai la question qui me brûlait les lèvres :

-Comment l’as-tu battu ?

Le Faucon haussa les épaules et répondit d’une voix posée :

-J’ai simplement compris que, au bout d’un certain nombre d’attaques, il devait redevenir normal pendant quelques secondes. J’ai eu un doute lorsque son auteur à créé un mur pour le protéger de mon dernier tir, puis j’ai eu la confirmation de ce que je pensais quand j’ai réussi à couper un bout de son habit. Quand je lui ai dit que je connaissais son point faible, il a commencé à paniquer. Je suis quand même assez vexé qu’il ait pu penser que j’avais laissé une arme chargée à sa portée !

Ayant obtenu les explications que je désirais, je proposai de repartir chercher un nouvel adversaire.

-C’est toujours la même chose, râla Anna, on passe nos journées à chercher des combats, on ne pourrait pas faire autre chose de temps à autre ?

Je comprenais parfaitement son avis, cependant, mis à part les duels, je ne connaissais pas d’autre activité à faire dans cette dimension, et les affrontements permettaient de voir les points à améliorer chez mes héros.

- Un dernier combat, négociai-je, après on cherchera autre chose à faire, cela te convient ?

L’héroïne accepta l’accord en grommelant. Alors que nous allions partir, une jeune femme vint à notre rencontre et nous demanda si nous étions d’accord pour un duel. Pour une fois, nous n’avions pas eu à déambuler pendant des heures, j’acceptai avec joie la proposition et suivis la femme qui nous conduisit vers la salle où se trouvaient déjà ses héros.

-Veux-tu faire un 1 contre 1 ou bien un 2 contre 2 ?

Elle ne me répondit pas et se contenta d’avancer en silence.

-Nous sommes arrivés, finit-elle par déclarer en nous montrant une porte du doigt.

Dans mon dos, Anna s’approcha de moi :

-Je n’ai pas vraiment confiance en elle !

-Moi non plus, lui confiai-je.

Notre guide ne sembla pas remarquer notre discussion et continua à marcher, une démarche très cadencée, presque mécanique. Un mauvais pressentiment me parcourait, et les doutes de mon assassine ne firent qu’attiser ce malaise. A l’intérieur de la salle, rien ne semblait sortir de l’ordinaire, tout paraissait normal : je m’étais inquiété pour rien ?

-Et où sont tes héros ? demandai-je

Ma question resta sans réponse ; en me retournant, je découvris que la jeune femme avait disparu, à sa place se tenait une chatte blanche faisant sa toilette. Une chatte métamorphosée en femme, cette phrase me disait quelque chose, j’avais déjà lu un texte qui portait ce titre.




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